La création d’un comité de soutien aux mobilisations sociales et son initiative d’une Assemblée populaire contre la réforme, ce lundi 17 février, jour d’ouverture de l’examen du projet à l’Assemblée nationale, sont particulièrement bienvenus.
La politique est en crise quand elle n’est plus la sphère de la vie commune où les hommes partagent des paroles et des actes. C’est ainsi qu’adviennent « les temps sombres », alertait Hannah Arendt dans un propos d’une saisissante actualité :
« Car, jusqu’au moment précis où la catastrophe atteignit tout et tout le monde, elle était dissimulée non par des réalités mais par les paroles, les paroles trompeuses et parfaitement efficaces de presque tous les personnages officiels qui trouvaient continuellement, et dans de nombreuses variantes, une explication satisfaisante des événements préoccupants et des craintes justifiées.
Quand nous pensons aux sombres temps et à ceux qui y vivent et y évoluent, il nous faut prendre en compte ce camouflage dû à « l’establishment » - ou au « système » comme on disait alors - et généralisé par lui. S’il appartient au domaine public de faire la lumière sur les affaires des hommes en ménageant un espace d’apparition où ils puissent montrer, pour le meilleur et pour le pire, par des actions et des paroles, qui ils sont et ce dont ils sont capables, alors l’obscurité se fait lorsque cette lumière est éteinte par des « crises de confiance » et un « gouvernement invisible », par une parole qui ne dévoile pas ce qui est mais le recouvre d’exhortations - morales ou autres - qui, sous prétexte de défendre les vieilles vérités, rabaissent toute vérité au niveau d’une trivialité dénuée de sens ».
Hannah Arendt, Préface à Vies politiques (janvier 1968)
Or c’est bien ainsi que « les personnages officiels » parlent sur la réforme des retraites. Le 11 décembre 2019, Edouard Philippe a présenté au nom du gouvernement, la réforme des retraites sous le triptyque : « Plus simple, plus juste, pour tous ». Il a parlé « d’un système qui protège mieux face aux aléas de carrière », « d’une pénibilité mieux prise en compte et élargie à tous les régimes », « d’un nouveau modèle de gouvernance et de pilotage pour rétablir la confiance des Français dans notre système », « de garanties pour les enseignants et de droits nouveaux pour les fonctionnaires », « de droits familiaux qui bénéficieront davantage aux femmes », « d’un âge d’équilibre qui favorise les carrières courtes et hachées ». Autant d’affirmations, autant de paroles trompeuses qui ont produit chez les Français la colère légitime d’être pris pour ce qu’ils ne sont pas.
« Indexée sur les salaires »
Le Premier ministre avait par exemple affirmé ce jour-là que « la loi prévoira une règle d’or pour que la valeur des points acquis ne puisse pas baisser et avec une indexation non pas sur les prix mais sur les salaires, qui progressent plus vite que l’inflation en France . En réalité, l’article 9 du projet de loi indique, lui, qu’elle suivra « l’évolution annuelle du revenu moyen par tête ».
Un amendement gouvernemental en commission spéciale de l’Assemblée nationale a modifié en « revenu d’activité moyen par tête ».
M. Pietraszewski, secrétaire d’État aux Retraites, a reconnu que cet indicateur « aujourd’hui n’existe pas » et reste « à créer ». Pourquoi ce changement ? Parce que justifie maintenant le gouvernement, le système sera universel. Le point ne va pas concerner les seuls salariés, mais les revenus des indépendants, des fonctionnaires. Il faut donc constituer un indicateur qui concerne toutes ces populations.
En fait de défense du pouvoir d’achat des retraites des salariés, concrètement cela donne ceci, expliquent les Économistes atterrés : en 2019, le salaire moyen par tête du secteur privé a augmenté de 2,1% ; celui du secteur public a augmenté de 1,5% ; le revenu moyen par tête des non-salariés a diminué de 1,1%. Avec une pondération (60% secteur privé ; 28% secteur public ; 12% non-salariés), la hausse du revenu moyen d’activité est de 1,4%.
Passer d’une indexation sur le salaire moyen à une indexation sur le revenu moyen permet de faire passer la hausse maximale de la valeur du point de 2,1% (1% en pouvoir d’achat) à 1,4% (0,3% en pouvoir d’achat). Et il ne s’agit pas seulement de 2019. Depuis 2012, les salaires ont augmenté d’environ 14%, alors que les ressources des indépendants n’ont progressé que de 4%.
« Une réforme puissamment redistributive envers les catégories les plus modestes »
« Je suis surprise qu’un journaliste ne sache pas qu’il n’y a plus de grève en France », prétend le 5 février 2020, Nathalie Loiseau, en réponse à un journaliste de la BBC. Le 11 février 2020 sur Europe 1, Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement, affirme : « C’est la réforme la plus à gauche du quinquennat, parce que c’est une réforme qui est puissamment redistributive envers les catégories de Français les plus modestes ».
En réalité même les chiffres fournis par le gouvernement établissent que « les cadres supérieurs gagnent à la réforme des retraites, quel que soit l’âge de départ ». Et ils sont pratiquement les seuls. C’est inscrit dans les gènes de la réforme.
L’économiste Michael Zemmour l’a très clairement expliqué :
« Il y a en effet dans le système actuel un taux de remplacement plus favorable pour la part du salaire inférieure à 3.428 euros (le plafond de la Sécurité sociale) que pour la part du salaire qui dépasse le plafond de la Sécurité sociale (uniquement concernée par l’Agirc Arrco).
Ainsi une personne employée à carrière complète part à la retraite avec environ 75% de son dernier salaire net, alors qu’une personne cadre supérieur part avec environ 55%.
Cette différence est en partie liée au taux de cotisations actuellement plus faible au-dessus du plafond de la Sécurité sociale, mais aussi à des transferts plus importants de l’Etat vers le régime général. Autrement dit, 1 euro cotisé aujourd’hui sur un bas salaire donne plus de droits que sur un haut salaire, ce qui génère une forme de redistribution. Mais, avec le passage au système universel, « 1 euro cotisé donne les même droits », comme le martèle le gouvernement : la distinction entre régime général et retraite complémentaire disparaît, et avec elle un important facteur de redistribution ! […]
On peut également s’inquiéter d’un second mécanisme anti-redistributif : l’abandon d’une logique de durée au profit d’une logique d’âge d’équilibre. Avec le passage à l’âge d’équilibre, une personne ayant commencé à travailler à 25 ans pourrait partir à 65 ans, après quarante ans de carrière, avec la même décote qu’une personne ayant commencé à travailler à 20 ans après quarante-cinq ans de carrière. Ce mécanisme avantage les personnes ayant fait de longues études, surtout si celles-ci débouchent sur un emploi bien rémunéré. »
« Instaurer des règles de pénibilité universelles »
« La rémunération des enseignants » doit faire l’objet d’une « revalorisation massive », prétend toujours le candidat à la mairie du Havre (et Premier ministre) le 13 février 2020 à l’Hôtel Matignon. Le même jour, sur la question de la pénibilité, il assène : « Nous avons ainsi décidé de tout remettre à plat pour instaurer des règles de pénibilité universelles. Ce qui implique de transformer, comme l’a souhaité le président de la République, une logique de statut en une prise en compte équitable de la pénibilité. »
En réalité la sortie d’une logique de statut qu’a souhaitée le président de la République consiste à la maintenir pour les seuls fonctionnaires « exerçant certaines fonctions régaliennes […] de sécurité, de surveillance ou de contrôle ». (1) En dehors de ceux-là, ce qui est universel dans la réforme, c’est de faire travailler tout le monde plus longtemps.
Article de Bernard Marx
1) Projet de loi section 2 et article 36
Source : regards.fr
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