"La Vie Hospitalière"

lundi 3 février 2020

Face au coronavirus, les failles du système de santé chinois


Comme après le SRAS, le coronavirus va sans doute contraindre le pays à repenser à nouveau son système de santé.
Chen Nini, 32 ans, attend dans le couloir de l’hôpital numéro 3 de Wuhan, où sa mère, mourante, est maintenue en quarantaine. Fin décembre 2019, la maman, Chen Wantao, 59 ans, est allée acheter de la viande au marché de Huanan, d’où est partie l’épidémie quelques semaines plus tôt. « Si elle avait su qu’il y avait un risque là-bas, elle n’y serait jamais allée. Mais à cause du gouvernement de Wuhan, qui contrôlait l’information, elle ne savait pas. C’est comme ça qu’elle a été infectée… », soupire sa fille.
Rhume, fièvre… Mi-janvier, Chen Wantao présente les symptômes du nouveau coronavirus. Le 18, alors que la Chine assure toujours que ce dernier n’est pas transmissible entre humains, elle est admise à l’hôpital. Prises de sang et radio des poumons suggèrent qu’elle souffre d’une pneumonie. Les médecins parlent de cette nouvelle épidémie qui fait rage, mais ne mènent pas les tests qui permettraient de détecter le virus. Aucun lit n’est disponible, Chen Wantao doit rentrer chez elle.
Une semaine plus tard, la Chine a reconnu l’ampleur de la maladie, le président chinois, Xi Jinping, a donné l’alerte. Chen Nini emmène sa mère à l’hôpital Hankou, l’un de ceux qui ont été désignés pour prendre en charge les patients infectés par le virus. « Il y avait plus de 1.000 patients qui faisaient la queue, mais toujours pas de lits disponibles, poursuit la jeune femme.On a dû revenir faire la queue chaque jour pour un traitement en ambulatoire, alors que l’état de ma mère devenait critique : elle pouvait à peine respirer, devenait incontinente, et sa fièvre ne descendait pas. »
Le diagnostic n’est toujours pas confirmé :
« Les hôpitaux utilisent souvent l’excuse du manque de kits de diagnostic pour ne pas faire les tests, et ne pas admettre ma mère parce qu’il n’est pas prouvé qu’elle a le coronavirus. Mais la réalité, c’est qu’ils n’ont pas assez de lits », avance Chen Nini. Le 27 janvier, lueur d’espoir, enfin, Chen Nini reçoit un message du directeur des urgences de l’hôpital de Hankou : un lit sera disponible dans l’après-midi, le personnel est en train de le nettoyer. Sa mère est sous oxygène dans un couloir des urgences. Mais le lit n’est plus disponible quelques heures plus tard. « Quelqu’un qui a des relations a dû passer devant nous », se désole Chen Nini. Deux jours plus tard, sa mère reçoit finalement un lit, sur lequel elle se meurt en ce moment.

Pas de médecine de ville
Les médecins sont quasi sûrs qu’elle a le coronavirus, mais ils n’ont toujours pas pu faire les analyses, officiellement faute de kits de diagnostic. Cela ne changerait pas grand-chose à la condition de sa mère, car aucun traitement n’est pour l’instant disponible. On ne peut que s’attaquer aux symptômes, en intubant les patients peinant à respirer par exemple. Mais sans preuve qu’elle a été infectée par le virus, l’Etat ne prend pas en charge les frais médicaux. La famille de Chen Wantao a déjà dépensé 20 000 yuans (environ 2 600 euros), sans compter son séjour à l’hôpital, depuis le 29 janvier.
Dans le Hubei, le couvre-feu fait en outre des dommages collatéraux. Chen Xiaofeng, 53 ans, a un cancer du sein. Elle habite Huangshi, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Wuhan, où elle se rend toutes les semaines pour son traitement et pour acheter ses médicaments. Mais sa ville a été mise en quarantaine à son tour le 29 janvier. Quand elle s’est tournée vers l’hôpital de sa ville avec sa prescription, le personnel s’est tenu à distance : les gens qui sont allés à Wuhan ne sont plus reçus à l’hôpital de Huangshi. « Cela faisait sept jours que j’étais allée à Wuhan, et je n’avais aucun symptôme. L’infirmière m’a dit que l’hôpital acceptait aucun patient passé par Wuhan, s’agace Mme Chen. Mon état s’est déjà détérioré, c’est une question de vie ou de mort ! Il n’y a plus de transports publics, je suis trop faible pour aller à l’hôpital à pied, et maintenant, j’ai peur d’être infectée si j’y vais. »
Au moment où la Chine claironne qu’elle est capable de construire un hôpital en une dizaine de jours, les situations de Chen Wantao et Chen Xiaofeng (sans relation entre elles) illustrent le désarroi des Chinois face à la maladie. Dans ce pays où la médecine de ville n’existe pas, l’hôpital public est au cœur du système de soins. 
Qu’ils aient un cancer ou une simple bronchite, c’est là que se rendent les Chinois. Dans des immenses hôpitaux publics où les patients se sentent le plus souvent perdus. « Il ne faut jamais aller à l’hôpital seul, confie une mère de famille pékinoise.Il faut au moins être deux pour ne pas perdre sa place dans la liste d’attente tout en courant à droite et à gauche faire les différentes démarches. »
Plusieurs heures voire plusieurs jours d’attente sont nécessaires pour voir un spécialiste quelques minutes. « Le nombre de consultations par jour et par médecin varie entre 60 et 80. Quand l’hôpital est fortement renommé, ce chiffre atteint 100 patients par jour et par médecin et jusqu’à 200 patients les jours de pic », décrivait Carine Milcent, chercheuse au CNRS dans la revue Perspectives chinoises fin 2016. Si la Chine continue de consacrer une part relativement faible de son produit intérieur brut aux dépenses de santé (environ 5 %), la forte croissance de celui-ci depuis vingt ans s’est accompagnée d’une amélioration spectaculaire de l’offre de soins.

« Nombreux dessous-de-table »
« Le problème est que cet argent est mal utilisé. La Chine a énormément progressé dans les infrastructures médicales - mais pas assez dans les personnels. On manque de professionnels qualifiés. En partie parce que l’hôpital est une structure publique et que les médecins sont peu payés », explique Cai Jiangnan, président de la China Healthcare Innovation Platform Academy.
Résultat : « Il y a de nombreux dessous-de-table et de potentiels conflits d’intérêts entre le corps médical et les patients », poursuit-il. Pour augmenter leurs revenus et ceux de la structure qui les emploie, il est de notoriété publique que nombre de médecins ont tendance à prescrire trop de médicaments. D’où une défiance des patients à l’égard du personnel hospitalier qui se traduit notamment par un nombre élevé d’actes de violence à l’égard du corps médical. Entre la fouille à l’entrée de l’hôpital et un bracelet-alarme qui permet aux personnels soignants d’appeler la police en cas de problème, chaque structure cherche le meilleur moyen d’y faire face.

Par ailleurs, se soigner coûte cher. 
Si 95 % des patients bénéficient d’une couverture de base, les restes à charge sont prohibitifs : 36 % des frais médicaux sont payés par les patients chinois, selon les chiffres de l’OMS en 2017.
Il n’est pas rare qu’une personne atteinte d’une grave maladie doive emprunter de l’argent auprès de ses proches pour se soigner. Pour Cai Jiangnan, la solution passe par la création de « médecins de famille » généralistes et par une part plus grande accordée au secteur hospitalier privé qui, pour le moment, joue un rôle secondaire dans l’offre de soins. « Si la santé est une priorité du gouvernement, son idéologie le pousse à voir la santé uniquement comme un bien public », déplore ce spécialiste. Comme le SRAS, l’actuelle épidémie va sans doute contraindre la Chine à repenser à nouveau son système de santé.
Article de Frédéric Lemaître et Simon Leplâtre

Source : lemonde.fr



Aucun commentaire: