Les directeurs d’hôpitaux sont tenus à un strict devoir de réserve. Quand certains parlent, ils se montrent alarmistes : après une décennie d’économies, ils ont les plus grandes difficultés à recruter. La qualité des soins est menacée.
Source : mediapart.fr
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À l’hôpital Saint-Louis à Paris (Xème arrondissement), le 14 janvier, un directeur présentait ses vœux au personnel, sans excès. Réaliste, il souhaitait « que 2020 soit plus sereine que 2019. Rien n’est gagné ». En effet. Au même moment, des dizaines de blouses blanches volaient à ses pieds, son auditoire se détournait. Une mise en scène : « Notre but était d’atteindre le grand public, explique Rémi Flicoteaux, médecin chargé de l’information médicale à Saint-Louis. Juste après, je suis allé voir les membres de notre direction pour leur dire que ce n’était pas dirigé contre eux.
Mais on a souvent l’impression que notre directeur général, Martin Hirsch, est inféodé au Ministère. »
Les directeurs, pourtant, soutiennent les revendications des hospitaliers. En tous cas, leur syndicat majoritaire, le Syncass-CFDT, a appelé aux manifestations des 14 novembre, 17 décembre, et ce vendredi 14 février. Le syndicat s’est aussi livré à une sévère critique du plan pour l’hôpital dévoilé le 20 novembre par Agnès Buzyn : il ne « résout rien », prévient le syndicat, alors même que « la perte de la qualité des soins devient un fait avéré ».
Il reste cependant impossible d’imaginer, au moins pour l’instant, un large cortège de directeurs dans les mobilisations. Ceux-ci sont tenus à un strict devoir de réserve. Mais cachés derrière des pseudonymes, quelques dizaines s’expriment très librement sur Twitter : ils sont parfois mordants, souvent drôles, quelques fois loufoques. Trois ont accepté le principe d’une interview, à la condition d’un strict anonymat. « Si je prenais la parole à titre individuel, ma carrière ne serait pas la même », déclare à Mediapart un directeur des affaires financières d’un grand hôpital. Ils refusent même qu’on dévoile le pseudo qu’ils utilisent sur Twitter : « C’est ma part de liberté, j’y tiens beaucoup, explique la directrice d’un petit établissement. C’est un espace où on peut dialoguer, différemment, avec les médecins. »
Compte anonyme sur Twitter, qui s’est baptisé « La direction du Centre hospitalier » et se présente ainsi : « Businessman du virage ambulatoire, option centrifugeuse. Hospitalocentrisme, efficience et frites à la cantine. Pas patron d’hôtel-club ni de parc d’attractions ». Sollicité par Mediapart, il n’a pas répondu à nos questions.
Compte anonyme sur Twitter, qui s’est baptisé « La direction du Centre hospitalier » et se présente ainsi : « Businessman du virage ambulatoire, option centrifugeuse. Hospitalocentrisme, efficience et frites à la cantine. Pas patron d’hôtel-club ni de parc d’attractions ». Sollicité par Mediapart, il n’a pas répondu à nos questions.
Car dans les établissements, les tensions entre les directions et les hospitaliers sont bien réelles. Plus de mille médecins ont démissionné de leurs fonctions administratives en janvier, coupant ainsi tout dialogue avec leur direction.
Beaucoup d’hôpitaux, surtout, ont entamé la grève dite « du codage » : alors que les budgets des hôpitaux sont corrélés (en partie) au volume d’actes effectués, des médecins cessent d’« encoder » leur activité, empêchant leur administration de facturer ces actes à la Sécurité sociale et les recettes de rentrer. « On ne transmet plus les données depuis trois mois, détaille Rémi Flicoteaux, médecin en charge de ce codage à Saint-Louis. Les directions sont nerveuses parce que normalement, on clôt le budget de l’année [passée] début février. » Et de préciser pour rassurer : « Il pourra être corrigé tout au long de l’année 2020… »
Mais concrètement, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui regroupe 39 établissements en Île-de-France, a fait savoir, dans Les Échos, qu’elle avait déjà « perdu » entre 270 et 300 millions d’euros de recettes au dernier trimestre 2019.
Dans un message interne, un directeur de ressources humaines a même menacé le personnel paramédical de sanctions s’ils ne codaient pas à la place des médecins. Un accord a pourtant été trouvé à l’AP-HP avec l’administration : « 90 % du budget de l’année dernière est versé, mais l’hôpital doit recourir à l’emprunt », reconnaît-il.
« La grève du codage est un moyen d’action qu’ils utilisent en désespoir de cause, préviennent les directeurs Anne Meunier et Maxime Morin, secrétaire générale et secrétaire général adjoint du Syncass-CFDT. On comprend pourquoi, mais c’est une arme qui peut se retourner contre leurs établissements. » Sous le sceau de l’anonymat, des directeurs sont plus agacés encore : « Je comprends l’idée, ils veulent casser le système. Mais ma priorité à moi, c’est de pouvoir payer les salaires », glisse la directrice d’un petit établissement.
Au sujet des jetés de blouses blanches, le directeur des affaires financières (déjà cité) regrette : « C’est de la communication facile, qui ne s’adresse pas au bon interlocuteur. Ils auraient dû jeter leurs blouses devant le ministère de la santé ou l’Assemblée nationale. » Autrement dit : là où se décident les politiques de santé, où est voté le budget de la Sécurité sociale.
Car sur le fond, ils partagent toutes les revendications du mouvement social. « Sur les petits salaires, il n’y a même pas de débat : ils sont indignes, dit ce directeur des affaires financières. Sur le sous-investissement chronique, on est absolument d’accord. Si l’hôpital a tenu aussi longtemps, c’est pour les patients. Tout le monde fait de son mieux, même les administratifs : on ne compte pas nos heures, nos nuits, nos week-ends passés à travailler. »
« Le constat que cela ne va pas bien est généralisé. La gestion de l’hôpital est industrialisée. On ne peut plus laisser un lit vide, il doit produire, confie à Mediapart une directrice des ressources humaines d’un hôpital de taille moyenne. Le personnel est devenu de la main-d’œuvre interchangeable. Quelque chose s’est brisé dans le bien-être au travail ». Et les directions ne sont pas épargnées : « On vit des situations épuisantes. Alors on se blinde, on fait attention à nous », poursuit-elle.
« Au départ, on a joué le jeu de la recherche de la performance économique. Mais il faut une limite, un objectif. Quand est-ce qu’il est atteint, que cela s’arrête ? Nous partageons le même désarroi que les médecins », renchérit la directrice d’un petit hôpital.
Morceau par morceau, les directeurs démontent les éléments du plan du gouvernement pour l’hôpital, présenté le 20 novembre. Le budget de l’hôpital est abondé de 300 millions d’euros en 2020, de 1,5 milliard sur trois ans. Dans le système de tarification à l’activité en vigueur depuis plus de dix ans, ce sont en réalité les tarifs des actes et des consultations qui augmentent. La ministre de la santé, Agnès Buzyn, communique beaucoup sur cette hausse des tarifs, après une décennie de baisse. Mais « c’est un discours un peu hypocrite, estiment les syndicalistes Anne Meunier et Maxime Morin. Ce sont des augmentations très faibles, de 0,1 % par an. Et après 10 à 12 ans de disette pour nos établissements, leur impact est quasi nul. Au final, il faut toujours augmenter l’activité, à moyens constants, ou faire des plans d’économies ».
Des primes sont aussi accordées aux infirmières et aides-soignantes qui ont les plus petits salaires en Île-de-France (800 euros annuels), et à celles qui travaillent auprès des personnes âgées (100 euros net mensuels). Pour les directeurs, ces primes sont « catégorielles, regrettent Anne Meunier et Maxime Morin. La vie est chère ailleurs qu’en Île-de-France. La prime grand âge est réservée à certains services, mais pas à d’autres qui accueillent beaucoup de personnes âgées. C’est inaudible ».
« Les primes, c’est bien, je suis heureuse pour mes personnels qui travaillent dans les services de gériatrie, complète la directrice d’un petit établissement. Mais est-ce qu’on aura les moyens de les payer autrement qu’en aggravant le déficit de l’hôpital ? On attend de voir, on est devenus prudents. »
L’annonce la plus forte de novembre dernier est la reprise par l’État du tiers de la dette des établissements, environ 10 milliards d’euros. « Mais au ministère, on ne sait pas encore comment faire », selon le Syncass-CFDT.
Et toutes ces mesures ne suffisent pas à résoudre la principale difficulté des directeurs, soit la pénurie de personnels. « Nous sommes des employeurs dans l’incapacité de recruter, pointent Anne Meunier et Maxime Morin. Les situations de rupture se multiplient. Faute de personnel, des lignes de SMUR (Service mobile d’urgence et de réanimation) ferment. On ne sait pas si des services d’urgence vont tenir. Nous alertons depuis des mois au-dessus de nous. »
Pour recruter, les directeurs sont confrontés à la concurrence du privé, qui « se restructure, se concentre sur les filières rentables, poursuit le Syncass-CFDT. Il offre des salaires 2, 3 ou 4 fois supérieurs. Nous, dans le public, parce qu’on assure la continuité des soins, on en a plus la contrainte des gardes. Ce phénomène déstabilise profondément notre système de santé ».
Pour éviter que des services essentiels tombent, les directeurs sont contraints de « contourner les règles », reconnaît le Syncass. La DRH anonyme confirme : « Pour recruter des médecins, on fait des choses non réglementaires : on paie le double les gardes, les heures supplémentaires. On autorise les spécialistes les plus rares, comme les anesthésistes, gynécologues ou cardiologues, à ne travailler que quatre jours au lieu de cinq, pour qu’ils aillent faire des piges dans le privé. On en vient à des situations de chantage financier de la part de médecins. Tout cet argent qu’on leur accorde est pris ailleurs, sur les effectifs, le non-remplacement des arrêts maladie et des congés maternité. »
De leur côté, les médecins critiquent les directeurs pour leurs primes de fonction et de résultats, en moyenne 12.000 euros par an, plafonnées à 50.000 euros annuels, qui s’ajoutent à leur salaire compris entre 2.000 et 6.000 euros brut mensuels. « Ces primes récompensent l’investissement de la personne, suivant des objectifs fixés par notre hiérarchie, justifie la DRH. Par exemple, un directeur technique doit rénover une cuisine, un DRH ouvrir un service. Parfois, c’est vrai, il faut supprimer des postes dans le cadre d’un contrat de retour à l’équilibre financier. Mais on ne licencie jamais à l’hôpital. »
Les principales attaques contre le corps des directeurs d’hôpital viennent en fait de l’État. « On avait déjà l’impression de ne pas être écoutés, ils font de moins en moins semblant », juge la DRH. La loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique rend désormais accessibles aux non-fonctionnaires les postes de directeurs hospitaliers. C’était déjà le cas depuis la loi Bachelot de 2008, mais dans la limite de 10 % du corps des directeurs ; il n’y a désormais aucune limite.
Plus grave à leurs yeux, les décrets d’application prévoient que les nominations de directeurs ne soient plus décidées en concertation avec leurs représentants. À l’avenir, elles seront à « la main de l’État », estiment les trois syndicats de directeurs, qui qualifient cette réforme de « menace sans précédent ».
« Il y avait une transparence des procédures, un accompagnement des candidats, expliquent Anne Meunier et Maxime Morin. Mais pour ce gouvernement, la présence des syndicats est insupportable dans le parcours des fonctionnaires, il n’y a aucune reconnaissance du travail accompli. On assiste à un serrage de vis de l’ensemble de la fonction publique. »
Article de Caroline Coq-ChodorgeSource : mediapart.fr
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