Avec l’entrée en vigueur du nouveau système de retraite universel, les Caisses d’assurance retraite et de santé au travail sont appelées à disparaître. Sauf que celles-ci s’occupent aussi de la prévention et de la réparation liées aux risques professionnels. Qui va donc gérer demain la santé des salariés ?
C’est parfois par la forme que l’on découvre le fond. Il en va ainsi, dans le projet de loi sur les retraites, de la disparition programmée des Carsat (Caisses d’assurance retraite et de santé au travail), actuellement au nombre d’une par région.
À première vue, leur suppression relève de la pure évidence. La loi, qui prévoit la fusion des régimes en un seul, suppose par extension la création d’une seule et unique caisse de retraite, qui s’appellera la Caisse nationale de retraite universelle (CNRU).
Sauf que les Carsat ne se réduisent pas à la simple liquidation des pensions, lorsque l’on arrive à la fin de sa carrière. Ces organismes ont dans leurs missions la prévention des risques professionnels pour la santé et la réparation des accidents et maladie professionnelles (c’est la branche dite AT-MP de la Sécurité sociale).
Une toute petite partie de leur champ, en masse financière (environ 13 milliards d’euros l’an dernier), et en personnel, mais qui n’en est pas moins au cœur de l’architecture pour la prévention de la santé au travail en France. Plus de dix personnes meurent au travail chaque semaine en France, des suites d’un accident ou d’une maladie professionnelle reconnue, d’un accident de trajet ou d’un suicide.
Malgré une baisse continue depuis 2002, la Sécurité sociale a dénombré en 2015 plus de 760 000 sinistres professionnels ayant entraîné un arrêt de travail. Le travail tue, blesse, ou abîme.
Personne ne sait précisément, à quelques jours seulement de l’examen en première lecture du texte à l’Assemblée nationale, qui va désormais endosser ces missions. Les salariés de ces organismes pas davantage, à part que leur contrat de travail pourra être transféré dans une nouvelle structure en forme de gros point d’interrogation.
Les directeurs des Carsat ne semblent pas plus au courant que leurs subordonnés. Ils ont demandé à rencontrer, en urgence, le gouvernement. Interrogé par Mediapart, le secrétariat d’État chargé des retraites, piloté par Laurent Pietraszewski, ne donne pas d’autres détails ou éclaircissements que ceux déjà contenus dans le texte de loi.
Dans le projet législatif, seul l’article 50 offre quelques pistes. Le gouvernement s’y voit autorisé à prendre, par « voie d’ordonnance, dans un délai de dix-huit mois à compter de la publication de la présente loi », toute mesure afin « d’organiser la gestion au niveau local des risques accidents du travail et maladies professionnelles au sein du régime général ».
Renvoi à une ordonnance, donc, comme d’autres points clés du texte, ce qui laisse libre cours aux spéculations et aux inquiétudes de ceux qui voient, dans cette réforme, un dévoiement de la philosophie même de la Sécurité sociale.
Le système de retraite par points, et c’est confirmé par le premier article du texte de loi, va devoir s’astreindre désormais à l’équilibre financier. Il s’agit de la fameuse règle d’or qui ne pourra autoriser la future caisse à distribuer plus que ce qu’elle ne récolte.
Mais la Sécurité sociale fonctionne sur un tout autre schéma : celui d’assurer à chacun, au titre de la solidarité nationale, les droits qui lui reviennent, et pas uniquement ce qu’une enveloppe budgétaire prédéfinie lui permettrait. Changer de modèle présente le risque de percevoir pour chacun, in fine, et malgré des cotisations tout au long de sa vie, une pension moins élevée ou pendant moins longtemps, en cas de disette financière.
Ce renversement pourrait bien s’appliquer au champ de la réparation et de la prévention des risques professionnels, selon Marc Dubois, expert à l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité), syndiqué à la CGT. « Jusqu’ici, les salariés avaient droit à des actions de prévention dans leurs lieux de travail, et à une réparation en cas d’accident ou de maladie professionnelle. On retourne le système et on se retrouve avec une enveloppe financière, gérée par l’État, qui distribue des droits comme il l’entend. »
Même analyse de Fabienne Clamens, salariée d’une Carsat dans le Sud de la France et experte du dossier retraite à la fédération CGT des organismes sociaux.
« Le projet de loi organique pose le cadre : nous faisons face un changement profond et radical de modèle social, avec une caisse unique qui ne s’occupera que des retraites, dans un schéma étatique qui vous garantira uniquement un filet de sécurité. Le reste est un texte à trous : qui va gérer la branche accidents et maladie professionnelle ? Rien n’est dit, on nous propose une ordonnance qui peut éventuellement tout bouleverser en moins de deux ans. Soit c’est de l’amateurisme, soit ils ne veulent pas dévoiler leur jeu et c’est inquiétant. »
Le rapport Delevoye rendu en juillet 2019 prévoyait déjà un nouveau réseau local, à l’horizon 2030, sans plus de précision. Le rythme s’est depuis accéléré. Ce qui peut laisser penser que le gouvernement va aller chercher une solution déjà en germe, contenue dans le rapport sur la santé au travail rendu il y a un an et demi au premier ministre par la députée LREM Charlotte Lecocq.
C’est d’ailleurs ce que suggère le Conseil d’État, qui a tiqué à la lecture du projet de loi sur une énième ordonnance et conseille cela dans son avis. « Ce délai de dix-huit mois devrait lui permettre de tenir compte des conclusions de la mission confiée par le premier ministre à un membre du Parlement sur l’organisation du système français de prévention des risques professionnels et de tirer conséquences de la suppression des caisses d’assurance retraite et de la santé au travail. »
Le rapport Lecocq imaginait le scénario suivant : des réparations versées par l’assurance-maladie, et une nouvelle entité nationale publique autour de la prévention, peut-être débarrassée de son caractère paritaire (c’est-à-dire gérée par les syndicats et le patronat), qui absorberait les structures existantes (voir notre article sur l’inquiétude autour du sort de l’INRS).
Puis, à l’échelon du dessous, des structures régionales de droit privé d’intérêt général, articulées autour des services de santé au travail et regroupant les anciens salariés de la branche AT-MP des Carsat. Des structures éventuellement placées, selon des observateurs sur le terrain, sous la tutelle des agences régionales de santé, bras armés du ministère de la santé ou du CROCT, ces comités régionaux d’orientation des conditions de travail, actuellement sous l’autorité du préfet. Leur pouvoir, jusqu’ici, était relativement faible.
L’idée, qualifiée de « disruptive » par le premier ministre ravi, avait fait bondir sur le terrain, à la remise du rapport. Le projet avait de fait été mis en attente et les négociations interrompues… jusqu’à la réforme des retraites. Car outre le Meccano administratif, la différence de statuts, de missions, d’intérêts et même de conventions collectives entre les différentes structures appelées à s’appareiller, c’est à nouveau une question de fond qui est posée : celle de la séparation des missions de contrôle et de prévention dans le domaine de la santé au travail.
Depuis 1967, les cotisations servant à alimenter la branche AT-MP de la Sécurité sociale sont collectées par des caisses séparées de l’assurance-maladie, les Carsat dont il est question depuis le début de cet article. Cette branche est alimentée uniquement par des cotisations patronales, qui représentent environ 13 milliards d’euros par an.
Elles couvrent, dans une logique de réparation, le coût des conséquences des accidents du travail, des maladies professionnelles et des accidents de trajet pour les salariés (arrêts maladies, soins, rentes, voire capital en cas d’invalidité permanente). Sur ces 13 milliards est également prélevé une somme dédiée à financer les actions de prévention dans les entreprises, mais également la recherche en la matière.
Le montant de ces cotisations relève du principe du « pollueur-payeur », comme la rappelle Marc Benoît dans une analyse publiée sur le site d’Attac, notamment pour les moyennes et grandes entreprises. Plus une entreprise déclare d’accidents ou de maladies professionnelles pour ses salariés, plus ses cotisations augmentent. À l’inverse, les actions de prévention sont récompensées par une modulation à la baisse.
Ce système, dont la portée a été amoindrie au fil du temps sous la pression des employeurs et la faiblesse des institutions, faute de personnel en nombre suffisant, est remis en cause.
Le rapport Lecocq préconisait d’opérer une « séparation très claire des fonctions de conseil, contrôle et réparation » au sein des Carsat, à « coût global constant » pour les entreprises. Or, toujours selon Marc Benoît, « casser le lien entre les actions de prévention et la cotisation AT-MP […], c’est supprimer l’appui de l’incitation financière et de l’intervention des services de prévention de la Sécurité sociale au respect du droit à la santé au travail des salariés ».
Autrement dit, si l’État reprend à nouveau la main sur une enveloppe, dédiée à la réparation et attribue, en fonction de ses marges de manœuvre, des subventions aux entreprises pour les inciter à la prévention... Le gouvernement ne s’en est d’ailleurs jamais caché : il souhaite une gestion des risques professionnels plus « fluide, plus efficace », pour les entreprises.
Ce scénario, très noir, se voit renforcer par les derniers échos de la conférence de financement du futur système de retraite, qui démarrait jeudi 30 janvier. Dans le « cocktail de mesures » envisagées par l’exécutif, outre le recul de l’âge de la retraite ou la hausse des cotisations, figure la possibilité de trouver l’argent ailleurs pour financer l’équilibre du régime. Y compris celle de piocher dans les milliards de la branche AT-MP de la Sécurité sociale, traditionnellement excédentaire, et ce quels que soient ses besoins.
Les Carsat avaient également un rôle d’identification des risques professionnels, ce qui permettait encore une fois de mesurer le niveau d’exposition des salariés et donc éventuellement la possibilité pour un salarié de partir plus tôt. À qui sera-t-il dévolu dans le futur schéma ? Les branches, regroupant les entreprises d’un même secteur d’activité et relevant d’un accord ou d’une convention collective, pourraient effectuer à l’avenir ce travail.
Là encore, le passif incite à la prudence, dans des branches gérées de manière paritaire, mais où le patronat pèse lourd quand le rapport de force syndical et faible.
Le compte de prévention de la pénibilité (C2P) a déjà, en raison de la méfiance des employeurs censés le renseigner tout au long de la carrière, le plus grand mal à se déployer. Six critères avaient été retenus à sa création, quatre ont déjà été supprimés par ordonnance en 2017 (manutention manuelle de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux).
Il reste le travail de nuit, le travail en équipes successives alternantes, le travail répétitif, le travail exercé en milieu hyperbare (sous haute pression) et dans des températures extrêmes.
Pour les entreprises très structurées, avec des collectifs de travail bien au fait des risques en santé et sécurité, le C2P peut fonctionner. De même, lorsque l’exposition à certains produits, comme l’amiante par exemple, occasionne des maladies professionnelles officiellement reconnues, souvent après de longues batailles, cela permet d’acquérir des droits. Mais plus la présence syndicale est faible, plus les salariés sont isolés, plus la démarche se complique.
Un administrateur d’une Carsat du Sud-Est, interrogé par Mediapart, raconte les coulisses de cette « brusque agitation autour du réseau des Carsat ». Pour lui, elle est « orchestrée par les directeurs, qui voient leurs prérogatives de gestion disparaître ». Il prévient : « Sur le fond, cette réforme est à rejeter en bloc, sans vouloir extraire un ou deux articles. Elle consiste au final à une étatisation de la retraite, c’est la même idée qui se profile dans la fin de la gestion de la prévention au travail par la Sécurité sociale. »
En raison du grand flou qui l’entoure, elle peut néanmoins provoquer légitimement quelques sueurs froides de plus aux salariés des Carsat, et aux salariés tout court.
Article de Mathilde Goanec
Source : mediapart.fr
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