Sur les réseaux sociaux, mais également dans les médias, l’incurie des autorités de la province du Hubei, où l’épidémie a débuté, est dénoncée. Une libération de la parole qui atteint le pouvoir central.
Médecins, intellectuels, journalistes ou simples citoyens… Les Chinois sont de plus en plus nombreux à laisser exploser leur colère ou leur désespoir sur les réseaux sociaux face à la progression du coronavirus, dont le bilan s’élevait, mercredi 5 février, à plus de 28.000 personnes infectées et 565 morts.
Il y a d’abord eu ces huit médecins de Wuhan - la capitale de la province du Hubei, épicentre de l’épidémie - arrêtés par la police le 1er janvier pour avoir eu raison « trop tôt » sur la dangerosité du nouveau virus. Même si, depuis, justice leur a été rendue, leur cas continue d’alimenter nombre de discussions, notamment sur le réseau social Weibo. « Au lieu de traiter le problème, on arrête ceux qui le dénoncent », critique un internaute. « Le gouvernement de Wuhan, ce sont des bureaucrates qui constituent un fléau pour la nation », peste un autre.
Sans s’en prendre au Parti communiste chinois (PCC), certains internautes critiquent le gouvernement central. Alors que le porte-parole du ministère des affaires étrangères s’en prend aux États-Unis qui, selon lui, ferment leurs frontières au lieu d’aider la Chine, nombre d’internautes réagissent.
« Les États-Unis protègent leur peuple. Vous, vous avez caché la vérité et l’épidémie s’est étendue », dit un internaute. « Dès fin décembre [2019], des médecins ont dit qu’il y avait un risque de contamination. Quelles mesures avez-vous prises ? », dénonce un autre. « A trois reprises, les Etats-Unis ont voulu vous aider, vous n’avez pas réagi », accuse un troisième. Trois interventions parmi plusieurs milliers. « Je pense qu’il y a tellement de critiques, tellement de colère qu’il est difficile de tout censurer », analyse Fang Kecheng, chargé de cours à l’école de journalisme de l’université chinoise de Hongkong.
Faire éclore la vérité
À Wuhan, des médecins osent décrire une situation aux antipodes de celle du journal télévisé : « J’ai souvent pleuré parce que tant de patients ne pouvaient être admis à l’hôpital. Ils hurlaient devant l’établissement. Certains, même, se mettaient à genoux devant moi pour que je les accepte. Mais je ne pouvais rien faire, car tous les lits étaient occupés », témoigne le docteur Peng Zhiyong, de l’hôpital universitaire, au magazine en ligne Caixin.
Et le même homme de raconter l’histoire d’une femme enceinte venue de la campagne qui, après avoir dépensé l’équivalent de 26/000 euros, n’avait plus assez d’argent pour être prise en charge. Elle est aujourd’hui décédée. C’était avant que l’État ne décide de payer les frais liés au coronavirus. Les réseaux sociaux chinois se sont émus de la mort, le 29 janvier, de Yan Cheng, un adolescent tétraplégique atteint de paralysie cérébrale, laissé sans soin car son père et son frère avaient été placés en quarantaine une semaine plus tôt. Le scandale a conduit au limogeage de deux officiels de la ville concernée, dans le Hubei.
Pour faire éclore la vérité, certains prennent les choses en main. Chen Qiushi, avocat, s’était fait connaître en chroniquant les manifestations de Hongkong à l’été 2019, avant d’être rappelé en Chine par la police. Il a pris le dernier train pour Wuhan, avant la mise en quarantaine de la ville le 23 janvier. Depuis, il rend compte de la situation sur place dans des vidéos où il apparaît régulièrement face caméra, masque et lunettes de protection sur le nez. Il arpente les hôpitaux, interroge les rares infirmières qui acceptent de parler, accompagne des volontaires, et tente à chaque fois de vérifier ses informations. Quand un internaute publie une vidéo de trois cadavres laissés dans un couloir de l’hôpital de la Croix-Rouge, Chen confirme l’information, auprès d’une infirmière.
L’avocat, reconverti en journaliste, prend des risques. Après la publication de sa première vidéo sur la messagerie WeChat, son compte a été suspendu pour un mois. Plus tard, il a découvert que la simple mention de son nom ou la publication d’une capture d’écran de ses vidéos peut entraîner la suspension de comptes WeChat ou Weibo.
Un « journaliste citoyen » accusé de créer de la panique
Mais il continue, publiant sur YouTube et Twitter, inaccessibles en Chine sans un logiciel pour contourner la censure. Après quelques jours sur place, il a affirmé que les chauffeurs de taxi savaient, dès la mi-décembre 2019, qu’une maladie proche du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) faisait rage. Il a alerté aussi sur l’arrestation d’un autre « journaliste citoyen », Fang Bin, qui avait compté des corps dans un véhicule funéraire, devant un hôpital. Il a été libéré le lendemain.
Fang Kecheng se dit « surpris de voir que beaucoup de journalistes chinois ont été envoyés sur place, et ont fait de très bons reportages. C’est sans doute parce que ça a eu lieu à Wuhan, au Hubei, et que cela ne remet directement en cause les autorités centrales. »
« Mais ne soyons pas trop optimistes, ajoute-t-il. Tous ces bons articles sont arrivés après la prise de parole par Zhong Nanshan [un célèbre épidémiologiste qui a reconnu à la télévision nationale l’ampleur de l’épidémie, le 20 janvier]. Aucun média n’a brisé le silence avant. C’est ce qui s’était passé lors du tremblement de terre de 2008 au Sichuan. Les deux premières semaines, on avait vu du journalisme critique : des journaux comme le Nanfang Zhoumo, ou Caijing, avaient poussé les limites, et puis l’État a repris le contrôle. »
Mardi 4 février, au lendemain d’une intervention du président Xi Jinping appelant le PCC à « renforcer le contrôle sur les médias et l’Internet », l’un de ses critiques les plus farouches, Xu Zhangrun, s’est pourtant permis de publier sur les réseaux sociaux à l’étranger un texte intitulé « les gens en colère n’ont plus peur ».
Ce professeur de droit de la prestigieuse université Tsinghua a été suspendu de cours en 2018 pour avoir écrit un long texte contre la réforme de la Constitution permettant à Xi Jinping d’être président à vie.
« Le PCC dans une situation de peur »
Selon Xu Zhangrun, « le chaos dans le Hubei n’est que le sommet de l’iceberg. Toutes les provinces sont comme cela ». Dans ce texte, dont des extraits en anglais commencent à circuler, il dénonce également les élites corrompues, le totalitarisme de la surveillance des données privées, et l’échec du gouvernement face à Donald Trump, mais aussi à Hongkong et à Taïwan. Un véritable brûlot, même si son texte est trop complexe pour s’adresser à un large public.
La peur aurait-elle changé de camp ? C’est ce que pense Hu Jia, un célèbre militant des droits de l’homme qui, en 2008, a reçu le prestigieux prix Sakharov du Parlement européen pour son engagement. « En chinois, il y a un proverbe qui dit : tout brin d’herbe, tout arbre peut devenir un soldat. Quelqu’un qui a une peur panique peut être amené à voir un soldat en regardant un simple brin d’herbe. Le PCC est dans cette situation de peur. Le ministre de la sécurité publique, Zhao Keshi, a déjà tenu récemment trois réunions sur “la sécurité”. Il y a expliqué que le PCC devait réprimer sévèrement toutes les opinions hostiles, toutes celles qui, par exemple, plaident pour que Taïwan intègre l’Organisation mondiale de la santé, et qu’il fallait assurer stabilité politique et sociale. » Même si les brins d’herbe ne se sont pas encore transformés en soldats, le PCC pourrait voir sa légitimité mise en cause.
Source : lemonde.fr
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire