"La Vie Hospitalière"

mardi 25 août 2020

Covid-19 : Redonner aux Français le goût et les capacités de vivre, Jean-François Toussaint



TRIBUNE de Jean-François Toussaint, Professeur de physiologie à l’université de Paris, Directeur de l’IRMES.


 « Ce qui précipite si facilement les hommes vers les mouvements totalitaires et les prépare si bien à cette forme de domination, c’est la désolation partout croissante » Hannah Arendt, Idéologie et Terreur, 1953

Nier ou accepter le vivant ? Poser cette question par temps de Covid revient à formuler deux options qui se résument dans le premier cas à tenter d’éliminer le virus par tous les moyens ; dans le second à en comprendre la complexité et s’y adapter.

La première option est sans doute illusoire. Certains virus mutent et proposent des formes nouvelles à intervalles réguliers : la fréquence de mutation des ortho-myxovirus provoquent la saisonnalité de la grippe. D’autres sont irréguliers, tels les beta-coronavirus (SARS ou MERS). Ils peuvent s’échapper de l’horizon humain et disparaitre, sans qu’on en comprenne la raison, puis réapparaitre après une longue période de transition au sein d’un autre réservoir animal, qu’il est impossible de surveiller et dont l’évolution nous est imprédictible. Un de leurs cousins revient, des années plus tard, sous une forme plus adaptée à l’évolution de nos propres systèmes de défense. Un Sars-CoV-3 est en germe quelque part sur le globe.
La seconde option est celle qui se déroule sous nos yeux. Elle nous révèle que le virus est partout, que sa vitesse de propagation dépend des contextes locaux (de l’âge des populations, de la fréquence de leurs maladies cardio-vasculaires et métaboliques, des climats, …) et qu’il touche les plus vulnérables d’entre nous. Mais, elle montre aussi que sa virulence décroit spontanément avec le temps, soit parce que nos systèmes de défense s’adaptent, soit parce que le virus lui-même perd en dangerosité par des mutations aléatoires successives de son ARN, soit parce que certaines sociétés, durant la phase agressive initiale de la maladie, ont précocement développé la triade du diagnostic / traçage / isolement des seuls contaminateurs (malades & cas contacts). Ce dernier point pourrait expliquer en partie la grande différence entre la mortalité des pays asiatiques - Corée, Singapour, Taiwan, Vietnam -10 à 100 fois inférieure à celle des pays européens.  

Observation

Où en sommes-nous ? La pandémie, qui a débuté durant l’été 2019 en Chine, s’est répandue dans le monde à l’automne. Passée en dessous des radars durant de long mois, elle devient évidente en Chine à partir d’octobre, Taiwan sonnant l’alerte mondiale dans un courrier adressé à l’OMS le 31 décembre 2019. Elle explose ensuite sur tous les continents et dans quasiment tous les pays à partir de janvier 2020 avec une dynamique générale asymétrique, qui reste très comparable de pays à pays (à quelques exceptions près). Dans les états de l’hémisphère nord, elle suit une progression sur 3 à 6 semaines puis une régression en 4 à 10 semaines pour atteindre 95% de la mortalité totale (et de 2 à 4 mois pour atteindre 99% de la vague). Dans l’hémisphère sud et les pays tropicaux, elle suit parfois une progression plus lente.
En Europe, la forme hyper-agressive de mars-avril n’est donc plus celle que nous observons désormais. Au 21 août 2020, l’évolution de tous les indicateurs de sévérité ne montre qu’une voie : celle d’une décroissance continue, depuis les pics d’avril. En France, les nouvelles hospitalisations quotidiennes (-85%), les entrées en réanimation (-95%) et le nombre de décès quotidiens (-98%) suivent tous ce schéma. Une seule vague a touché notre continent et, depuis 4 mois, elle ne cesse de refluer.
Cette réalité ne se reflète pourtant pas dans l’incohérence des décisions actuelles, qui tentent de se justifier par une surenchère de dépistage à laquelle se livrent toutes sortes d’acteurs, aboutissant à considérer comme malades des sujets asymptomatiques par la seule vertu de leur portage ou de leur sérologie positive. Or, en clinique humaine, le symptôme compte avant toute autre chose. Les sujets sains, porteurs de fragments de virus ou d’un virus non contaminant sont des millions en France. Nous partons à leur découverte, mais nous ne faisons rien pour réduire la dangerosité de cette pandémie, ni de la prochaine.
Par ailleurs, quel qu’ait été le choix d’un confinement total (Pays latins, Belgique, Royaume-Uni, …), partiel (Allemagne, Pays-Bas), ou en l’absence de confinement (Suède), les pays européens ont tous suivi la même évolution, avec des gradients de mortalité entre le sud et le nord et entre l’ouest et l’est ; les pays du centre de l’Europe et ceux du sud de la Baltique montrant les taux les plus faibles. Toutes ces différences devront faire l’objet d’analyses détaillées pour en comprendre les raisons, mais elles indiquent déjà que, dans le décompte final des dégâts, le contexte et l’état de vulnérabilité des populations sera beaucoup plus important que la réaction quasi-uniforme des états.

Pour comprendre ce contexte, il faut aussi répondre à de nombreuses questions restées en suspens. À l’échelon personnel : intégrer l’idée de contrainte individuelle dans un contexte d’agression, définir la "charge" virale nécessaire pour faire basculer un organisme et préciser les vulnérabilités de l’agressé - qui pourrait subir l’incertaine issue de longues semaines de réanimation. Le nombre de virus, dans la forme agressive de l’hiver, n’est sans doute pas le même selon l’âge, le terrain, les comorbidités : dix virions agressifs suffisaient-ils à déstabiliser une personne âgée grabataire en mars ? En fallait-il un million pour une personne jeune en parfait état physique ? Comment l’été change-t-il les conditions de cette agression, mesurée par la baisse de la létalité ? Quelle forme évolutive le virus prend-il selon ses différents parcours continentaux ?
La contagiosité de la forme létale est-elle la même en mars et en août ? Ou, si elle varie au contraire avec les conditions thermiques, requiert-elle le port de masque au printemps, mais ne le justifie plus en été  ? Quel outil statistique précis faut-il employer pour arriver à démontrer l’intérêt de masques dans les rues des grandes métropoles alors que la forme létale du virus n’y circule plus ? Dans quelle proportion les tests révèlent-ils les traces d’un virus inactif, ne permettant pas d’identifier le risque à travers la seule présence d’un ARN viral ? Comment dès lors diriger leur pouvoir diagnostic vers les seules formes agressives ?

À l’échelon sociétal, comment mesurer les pertes de chance massives de ceux qui n’ont pu être accueillis pour le diagnostic des autres pathologies, ni accompagnés dans leur suivi médical ? Comment anticiper et prévenir le choix des plus défavorisés, qui abandonnent de plus en plus tôt, vu la hauteur des nouveaux obstacles et la complexité croissante des parcours de soin ? Comment mesurer l’impact de long terme du confinement global sur des pays en développement qui ne bénéficient plus d’aucune aide économique et pour leurs enfants qui ne reçoivent plus les rations alimentaires de base ? Mille autres questions se posent ; elles hanteront longtemps les laboratoires de recherche et les hôpitaux.

Pédagogie

Mais il convient aussi d’éclairer le discours. Contrairement à d’autres pays, au nord de l’Europe notamment, nous n’avons pas entendu, à l’arrivée de la vague, les éléments primordiaux qui auraient dû être adressés à une population adulte. Un discours fondé sur des modélisations erronées prévoyant « des centaines de milliers de morts » a cru devoir faire comprendre très tôt aux Français qu’ils seraient aussi tenus responsables de toute évolution sévère (seconde vague) liée à un relâchement des comportements.
Tel n’a pas été le cas, puisqu’aucune deuxième vague n’est survenue au supposé relâchement d’avril, au redouté déconfinement de mai, aux comportements soi-disant inappropriés des jeunes lors de la Fête de la Musique le 21 juin, ni à aucun des clusters sur-détectés en juillet. 

De fait, si une résurgence apparait à l’automne, elle dépendra surtout du cycle de saisonnalité qui pourrait actuellement se mettre en place au Brésil, au Pérou, en Argentine et au Chili.
Il faut aussi expliquer ce qui n’a pas été dit et faire comprendre que l’épidémiologie de la maladie évolue chaque jour, que notre adaptation dépend de cette évolution, mais pas de mesures absurdes, de gestes enfantins ou de discours infantilisants. Expliquer ce que nous gagnons à comprendre de nos immunités naturelles, acquises, cellulaires, collectives, croisées, mais toujours évolutives, qui se révèleront fondamentales lors des épidémies futures. Expliquer pourquoi rencontrer un virus lors d’une pandémie ne signifie pas forcément la fin d’une vie, mais peut au contraire aider à préparer nos défenses contre la prochaine. Expliquer comment l’on travaille pour comprendre vers quoi le monde se dirige. Expliquer enfin que l’effondrement en cours résulte de certaines limites de notre développement, mais aussi de nos réponses inadaptées, et non de l’épidémie elle-même.

Jusqu’il y a peu, nous semblions tentés de suivre les chemins d’une médecine toute orientée vers les maladies chroniques non transmissibles. Fondée sur le pouvoir croissant du numérique, se définissait ainsi une médecine prédictive (quelle est la durée d’évolution de la maladie ? A quel âge va-t-elle débuter ? Combien de temps et quelles données dois-je archiver pour en révéler des causes cachées ? Quel algorithme développer pour anticiper ce risque ?), une médecine préventive (comment diminuer ma probabilité de contracter cette maladie dans 35 ans ?), personnalisée (quel est mon risque individuel ? de quel niveau je pars ?) et participative (dois-je me différencier de mes semblables et comment nous adapter tous ensemble ?).

Mais un grain de poussière s’est furtivement glissé, le vivant a soudain refait surface dans notre univers trop policé, optimisé, « qualitisé » et nous n’avons retenu aucun de ces beaux principes. Le transhumain s’est fait simple humain, le sauve-qui-peut fut général et les boucs émissaires remis au goût du jour : d’abord chinois, puis italiens ; un jour du Grand Est, le lendemain Franciliens, ils désignent maintenant nos propres enfants à la vindicte populaire. Des « jeunes » censés condamner par leurs pratiques sylvestres et festives leurs ancêtres étonnés d’être encore vivants. La jeunesse, à juste titre, rejette l’accusation : elle a payé son écôt sincère à l’effort collectif, mais elle devient pourtant la principale victime.
C’est à elle qu’il faut s’adresser de toute urgence.

Décision

La médecine a tenté de se renouveler ces dernières décennies en basant ses choix « sur l’évidence » (même si elle en a fort peu tenu compte cette année, à l’heure de ses rugissants débats thérapeutiques ou vaccinaux). Il serait tentant de transposer une telle intention au champ politique, afin de fonder la décision sur la preuve. Et si, de surcroît, l’on voulait encore emporter l’assentiment général, il serait souhaitable de faire la démonstration a priori de l’efficacité des mesures proposées. Ou, en l’absence de preuve, d’expliquer les termes du pari et d’informer clairement des conditions de l’incertitude.

Ceci n’a pas été fait en mars. S’il souhaite retrouver des marges de manœuvre, l’exécutif doit reprendre l’esprit dans lequel les missions ont été confiées aux différents acteurs : celui de l’urgence. Or nous ne sommes plus dans celle du printemps. La vague est passée ; il s’agit maintenant d’un tout autre impératif : économique et sociétal. Il lui faut donc clore la mission du conseil scientifique et retrouver la capacité d’organiser une société dont les facteurs de déstabilisation sont massifs. Si cela n’est pas fait, les Français pourraient imaginer que l’on souhaite continuer à faire d’un mensonge sanitaire une méthode de contrôle des foules et de gouvernement.

L’exécutif doit s’appuyer sur les instances en place. Elles suffisent : nul besoin de comité surnuméraire. L’expertise doit être confiée au Haut Conseil de la santé publique, en lui garantissant une plus grande indépendance par rapport à la Direction Générale de la Santé, la surveillance et le recueil des données réelles à l’agence Santé Publique France (en donnant à ses statisticiens la capacité d’illustrer toutes les interprétations possibles de leurs résultats, et non seulement celles de leur autorité de tutelle) et les grands axes de recherche à l’Inserm et au CNRS. Après s’être interrogé sur ses erreurs de modélisation épidémiologique, l’institut Pasteur doit se recentrer sur les outils de la virologie afin d’éclairer des pans entiers d’une histoire qui n’est pas encore comprise (charges, optimisation, tests, etc.) ou dont notre avenir dépend, comme la nature et la sécurité d’un potentiel vaccin.

Désintoxication

Nous sommes encore sidérés par la hauteur du tsunami et plus encore par l’ampleur médiatique mondiale qui l’a accompagné. En effet, la surmortalité n’apparait pas pour l’instant 1.000, 100 ni même 10 fois supérieure aux fluctuations de mortalité annuelles de la France (610.000 décès annuels de toutes causes). L’excès dû au Covid-19 a été estimé autour de 15.000 morts, à l’origine d’une baisse de l’espérance de vie française relativement modeste de 2 mois en raison d’un incrément qui n’a été significatif qu’entre le 15 mars et le 20 avril et d’un âge médian au décès très élevé. Mais nous agissons encore dans la peur, avec une fuite en avant reposant sur une dérive des indicateurs - ils changent presque chaque jour, passant des poids lourds en mars (entrées en réanimation, décès) aux poids plumes en août (PCR positives, consultations pour « suspicion de », …) - aboutissant à des mesures absurdes, non fondées scientifiquement, qui ne tiennent plus compte de la réalité, mais la détourne.

Enfin, pour prévenir les risques démocratiques, qui n’ont pas cessé avec l’épidémie, il faudra bien réduire les tensions majeures de la société et refroidir les bouillonnements au sein de chaque collectivité, sans céder à l’hystérie du risque zéro. Voilà qui demandera du courage pour remettre la démocratie au cœur du processus de décision et soumettre à évaluation publique toutes les options (techniques et scientifiques) avant leur mise en œuvre. 
Le Parlement doit lui aussi sortir de sa léthargie et s’emparer de ces questions.Pour reprendre les mots d’Ulrich Beck, nous devons chaque jour encourager la controverse : la médecine doit critiquer la médecine, la physique contester la physique, la génétique réfuter la génétique. Les Français l’ont découvert pendant cette crise, la science repose sur une confrontation des interprétations avant qu’elles ne deviennent connaissances.

Mais, cette compétition est le seul moyen d’entrevoir toutes les perspectives et d’anticiper certains de leurs risques. Générée de l’intérieur même des savoirs, l’auto-critique est le seul moyen d’identifier l’erreur avant qu’elle ne se produise, et le seul gage de survie des démocraties.
Jouer sur ces quatre axes, et libérer les Français d’une angoisse entretenue à tort, permettra de leur redonner le goût et, peut-être, de nouvelles capacités de vivre.

Article de Jean-François Toussaint


Source : francesoir.fr
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