La pandémie a bloqué 400.000 navigants à terre ou sur les bateaux. Quatre mois plus tard, la situation est alarmante et les appels au secours se multiplient
Article de Marie-Béatrice Baudet
Source : lemonde.fr
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Les appels au secours arrivent de la planète entière. Quelques lignes, souvent rédigées dans un anglais approximatif, puis, comme autant de bouteilles à la mer, les courriels sont envoyés à de multiples destinataires – syndicalistes, inspecteurs maritimes, médecins ou amis. On y lit toujours ces premiers mots : « S’il vous plaît, aidez-nous. »
Sous le pseudo « Lupang423 », Jomar écrit au nom d’un équipage philippin en route pour Gibraltar, sur un cargo de 130 m de long. « Le monde est en chaos, le virus frappe partout et personne ne sait ce qui va se passer.
Laissez-nous retrouver nos familles. Elles ont peut-être été infectées. Nous voulons les tenir dans nos bras avant qu’il ne soit trop tard. Nous vous en prions, relayez notre demande. » À des centaines de milles nautiques de là, Youri réclame assistance, lui aussi. Le jeune Russe indique être « coincé » au large du Nigeria avec « un grand nombre » de ses compatriotes. « Nos contrats ont expiré depuis longtemps, même les trente jours supplémentaires prévus en cas de problème sont dépassés. Et on sait bien que si une deuxième vague de Covid-19 démarre, nous allons rester là encore des semaines et des semaines. Nous voulons rentrer chez nous. Il faut vite nous rapatrier, maintenant. »
Qu’ils soient titulaires d’un brevet maritime ou employés de bord, la fulgurance de la pandémie a pris au piège 400.000 navigants, soit un cinquième des « gens de mer » recensés à travers le monde : 200.000 attendent de débarquer, 200.000 autres de prendre la relève. En Asie comme en Amérique latine ou en Afrique, bien des Etats continuent d’interdire les changements d’équipages, ce qui les conduit à refouler leurs propres ressortissants.
Dans la baie de Manille, 35.000 Philippins seraient toujours confinés sur des paquebots, avec interdiction de descendre à terre. « Les autorités portuaires obéissent à des protocoles sanitaires très stricts. Récemment, Hongkong s’est ouvert, Singapour aussi, mais à Taïwan, il manque toujours un coup de tampon », s’énerve un haut fonctionnaire français. Et Pékin, qui se mure de nouveau par crainte d’une deuxième vague, n’envoie vraiment pas un bon signal, selon lui.
Les femmes et les hommes qui ont réussi à quitter un navire ou, à l’inverse, sont proches d’y embarquer, doivent observer une quarantaine de quatorze jours fréquemment prolongée. Trouver un avion, pour l’aller comme pour le retour, s’avère un casse-tête pour les armements, car les long-courriers restent rares. Il faut aussi se battre pour obtenir des visas.
« Je tourne en rond, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je ne supporte plus de ne pas savoir quand je vais enfin rentrer à la maison, raconte, au téléphone, Michel, un officier français de la marine marchande, bloqué dans un hôtel en Asie après plus de quatre mois en mer. Avec les gars qui, comme moi, sont coincés ici, on a instauré une routine : repas et visionnage de films à heures fixes. On a de la chance, on a un peu de confort. Mais parfois, l’un de nous pète un câble. L’incertitude, il n’y a rien de pire, surtout pour nos familles. » Aux dernières nouvelles, Michel et ses compagnons d’infortune devraient être de retour à Paris début juillet.
Marins abandonnés
Les conditions d’isolement ne sont pas toujours aussi supportables. Florent, un Breton, s’est porté volontaire mi-mai, en pleine pandémie, pour relever un second à bord d’un bateau au large du golfe de Guinée. « J’aurais dû y réfléchir davantage. Ma quatorzaine a été triplée et je végète dans une chambre minable sans télé, avec un internet très capricieux. On a interdiction de sortir et, de toute façon, la capitale africaine où je me trouve avec d’autres marins est hyperdangereuse. En plus, la bouffe est ignoble. Je suis dégoûté, je n’ai plus l’esprit à embarquer, je vais demander à rentrer en France. » Florent a prévenu l’armateur de sa décision, mais le navigant serait, en cette mi-juin, toujours en stand-by.
« Vous vous rendez compte combien tout cela est sinistre, s’indigne Alina Miron, professeure de droit international à l’université d’Angers. Les marchandises embarquent et débarquent sans encombre, mais pas les équipages ! Et au fil des jours, celles et ceux qui vont rester bloqués sont les plus fragiles. Philippins, Malgaches, Indonésiens, Pakistanais, Ukrainiens, Roumains, Indiens, ils représentent ce petit peuple de la mer largement exploité par certains armateurs peu scrupuleux. » La juriste rappelle au passage que 70 % de la flotte de commerce naviguent sous pavillon de complaisance.
Et qui pourrait affirmer aujourd’hui que les marins dont les contrats ont expiré sont toujours payés ? Çà et là, la rumeur circule sur tel ou tel équipage étranger dont les salaires de misère ne seraient plus versés. Rappelons les ordres de grandeur. L’Organisation internationale du travail (OIT) préconise une rémunération mensuelle de 618 dollars pour un marin qualifié, employé 48 heures par semaine, « mais ce n’est pas obligatoire, certaines compagnies sont en dessous de ce montant », constate Corine Archambaud, membre de la CFDT et inspectrice à la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), organisation à laquelle sont affiliés les syndicats de marins de dizaines de pays.
« Nous, les inspecteurs ITF, on monte à bord des navires pour vérifier les conditions sociales en usage. On est une sorte de police syndicale portuaire, si vous voulez. En ce moment, on est cloués à quai, mais avant le confinement, j’avais découvert des Ukrainiens payés 250 dollars par mois. » Mme Archambaud, basée au Havre, s’inquiète particulièrement du sort des Malgaches, « bannis de chez eux car l’île s’est refermée comme une huître. Beaucoup nous contactent, mais qu’est-ce qu’on peut faire ? »
Adoptée en 2006, une convention internationale sur le travail maritime prévoit pourtant un droit au rapatriement pour tout navigant retenu à l’étranger dès l’expiration de son contrat d’engagement qui, dans tous les cas, ne peut excéder douze mois. « Un an en mer, c’est déjà énorme, et quel pays a respecté cet engagement, dites-le moi !, s’insurge la juriste Alina Miron. La majorité des gouvernements se sont cachés derrière l’urgence à protéger leurs populations. Dans les faits, beaucoup de marins sont abandonnés. » Précisons aussi que les frais du rapatriement incombent à l’armateur.
ONU et Vatican à la rescousse
Plus de quatre mois après le début de la crise sanitaire, le climat est de plus en plus préoccupant dans les ports du monde entier. Vendredi 12 juin, dans un long communiqué au verbe plutôt musclé, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a qualifié de « crise humanitaire » la situation des gens de mer délaissés, et a fermement appelé l’ensemble des pays à faciliter désormais leur rapatriement. « Placés dans l’incapacité de quitter leur navire, des navigants comptent parfois jusqu’à quinze mois d’embarquement, ce qui est à l’encontre de nos règles internationales », a-t-il lancé.
Le pape s’inquiète, lui aussi. Dans un message vidéo diffusé mercredi 17 juin, François a exprimé « sa reconnaissance » à tous les professionnels de la mer, marins et pêcheurs, qui aujourd’hui « font face à de nombreux sacrifices, à de longues périodes sans pouvoir descendre à terre ». « Je voudrais vous dire, sachez que vous n’êtes pas seuls et que vous n’êtes pas oubliés. Que la Vierge Marie, étoile de la mer, vous protège toujours », a conclu le souverain pontife.
L’ONU et le Vatican ont raison, les choses traînent. Le 5 mai, l’Organisation maritime internationale (OMI) publiait, à l’intention de ses 174 Etats-membres, une feuille de route détaillant en douze points un cadre sanitaire susceptible de permettre en toute sécurité les relèves d’équipages. Ces protocoles, négociés en amont entre l’ITF et la Chambre internationale de la marine marchande (ICS) représentant les armateurs, auraient dû lever la majorité des obstacles, mais comme les recommandations salariales de l’OIT, ils ne revêtent aucun caractère obligatoire. « Les conseils, c’est bien, mais les contraintes et les rapports de force sont généralement plus efficaces », ironise Jean-Philippe Chateil, secrétaire général de la Fédération des officiers de la marine marchande Ugict-CGT.
Cet ancien chef mécanicien, fier d’avoir navigué sur toutes les mers du monde pendant trente-deux ans, se félicite du « coup de gueule » de Stephen Cotton, le secrétaire général de l’ITF. Le 15 juin, le syndicaliste britannique a appelé les gens de mer dont les contrats ont expiré à stopper le travail et à quitter le bord s’ils le souhaitaient, ce qui, en ces temps de quarantaine, représente un défi insurmontable. « Nous vous aiderons. Vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pendant cette pandémie, et vous avez fait même beaucoup plus, maintenant ça suffit. Assez, c’est assez ! », a-t-il martelé dans un communiqué qui circule, depuis, de bâtiment en bâtiment.
Croisiéristes à l’arrêt
L’appel à la mutinerie de Stephen Cotton ne fait pas l’unanimité. « Je comprends la colère de l’ITF, mais pour beaucoup des gens de mer confinés, se mettre en grève compromettrait sérieusement leurs chances de réembauche. Les managers s’en souviendront, c’est sûr », s’inquiète un ancien haut responsable maritime français. Cette crainte d’être « blacklisté » est telle que toutes les personnes en souffrance citées par Le Monde ont demandé l’anonymat – à une ou deux exceptions près – et une grande discrétion sur les détails techniques qui permettraient de les identifier. Les océans sont vastes, mais le monde maritime est petit.
Si l’ITF perd patience, c’est que la crise couve depuis des mois, en réalité. Les bateaux de croisière furent les premiers à donner l’alerte, accélérant dès la mi-mars l’évacuation de leurs passagers au terme d’odyssées parfois épiques. Le coronavirus avait alors déjà infecté une cinquantaine de ces cités flottantes. Marins, serveurs, stewards, hôtesses, agents d’entretien et cuisiniers restèrent prisonniers. Les malades furent consignés dans leurs cabines, tandis que, pour tuer le temps, les bien portants se mirent à errer d’un pont à l’autre. Dans ces conditions, difficile de ne pas craquer.
Au fil de semaines, les drames s’enchaînent. Le 30 avril, un marin polonais se jette à l’eau au large des côtes grecques, alors que son paquebot, le Jewel of the Seas, de la compagnie Royal Caribbean, s’approche du Pirée. Son corps ne sera pas retrouvé. Le 9 mai, un employé hongrois est découvert mort dans sa cabine sur le Carnival Breeze, un navire parti de Floride pour rejoindre le sud de l’Angleterre. Le 10 mai, une Ukrainienne de 39 ans met fin à ses jours en sautant du Regal Princess, amarré dans le port de Rotterdam, aux Pays-Bas. Elle n’aurait pas supporté que son vol charter pour Kiev soit, une fois de plus, repoussé de quelques jours.
Aujourd’hui, le secteur de la croisière est à l’arrêt. La grande majorité des 300 navires de la flotte touristique mondiale reprendra la mer au mieux en septembre, si le virus l’autorise. A bord des vaisseaux immobilisés à quai ou ancrés au mouillage, des milliers de navigants attendent toujours un rapatriement.
C’est notamment le cas chez Carnival, le géant américain du secteur. Selon un porte-parole du groupe, interrogé par Le Monde le 9 juin, 6.000 navigants doivent encore patienter, 20.000 autres auraient regagné leurs foyers. De son côté, Jonathon Fishman, le responsable de la communication de Royal Caribbean, assurait, le 10 juin, qu’une solution avait été trouvée pour « plus de 28.000 membres d’équipage », et que la compagnie « travaillait dur » pour les 11.000 autres. « Nous pensons ramener tout le monde à la maison d’ici à la fin du mois », espérait-il.
La marine ne marchande pas
La situation semble plus critique sur les bâtiments de commerce qui, eux, n’ont jamais cessé de bourlinguer, Covid-19 ou non. Les marins, confinés mais au travail sept jours sur sept, ont accumulé fatigue physique et détresse psychologique.
Guillaume, un mécanicien de 26 ans, peut en témoigner. L’épreuve a été si dure pour ce novice, qu’il ignore s’il reprendra un jour la mer. Aujourd’hui, il a retrouvé ses copains dans l’ouest de la France et se repose, mais jamais il n’oubliera ces cinq mois en mer, 150 jours en réalité – il les a comptés un à un –, au lieu des 90 pour lesquels il avait signé. « J’ai compris que je commençais à aller mal à cause de ma transpiration. En janvier, au début de mon embarquement, j’utilisais un seul bleu de travail par jour, même si je passais 70 % de mon temps dans un espace à 45 °C. Et puis il m’en a fallu deux, je suais beaucoup trop. » À bord du cargo, il côtoie une bonne vingtaine de nationalités. « Je m’entendais bien avec les Ukrainiens et les Béninois, ils en avaient marre eux aussi. »
D’escale ratée en escale ratée pour cause de frontières fermées, son « mental a lâché », comme il dit : « J’avais l’impression que personne ne s’intéressait à moi, à nous. » Blues et idées noires prennent le dessus. Un soir de grosse déprime, début mai, seul dans sa cabine, il fait un selfie. Si le désespoir des marins oubliés avait un visage, ce serait le sien : le jeune homme à la face maculée de fioul ressemble à un mineur tout juste remonté du puits, gueule noire et regard perdu ou, plutôt, déjà ailleurs.
Ce même jour, quelques heures auparavant, sur le pont du navire en route pour l’Afrique, il s’était vu passer par-dessus bord, une hallucination. « Alors, je me suis dit qu’il fallait que tout cela s’arrête, je devais rentrer à la maison. Et j’ai pensé rapatriement sanitaire d’urgence. J’ai décidé de m’éclater la main dans une des machines dès ma prise de service le lendemain matin. » Le second capitaine, proche de lui, saura trouver les mots pour l’en dissuader. Après quelques jours à terre, Guillaume s’en voudrait presque aujourd’hui d’avoir « disjoncté » : « Dans ce boulot, c’est important de garder la tête haute devant les autres, faut pas montrer ses faiblesses. Mais là, c’était vraiment trop dur. »
En temps normal, le Centre de consultation médicale maritime (CCMM), rattaché à l’hôpital toulousain Purpan, reçoit 5.000 appels par an. Ses lignes ont été sollicitées davantage ces derniers temps. « Ce n’est pas la guerre non plus, il ne faudrait pas exagérer, mais le coronavirus nous a bien occupés », souligne Emilie Dehours, 38 ans, médecin urgentiste. Entre les marins suspectés d’avoir contracté le Covid-19 et les malades chroniques (asthmatiques, hypertendus, etc.), au mouillage à l’étranger et dans l’impossibilité d’obtenir un renouvellement de leur traitement, « Purpan », comme disent les marins entre eux, n’a pas chômé.
À l’instar de Guillaume, « certains ont pété les plombs », reconnaît le docteur Dehours. « Nous avons dû soigner des dépressions et calmer les hallucinations. » Aucun rapatriement n’a été réalisé pour le moment - « En mer, cela coûte très cher », dit l’urgentiste qui, après un silence éloquent, précise : « Pour les marins étrangers, c’est quasi impossible. »
Déficit d’image
Il est une phrase souvent prononcée par ces marins perdus : « On ne nous voit pas, on est comme invisibles ». Guillaume nous l’a dite plusieurs fois, tout comme Michel et Florent. Cette sensation semble éveiller en eux un profond sentiment d’injustice. « Mais ils ont parfaitement raison !, estime Jean-Marc Lacave, délégué général d’Armateurs de France. Sans les marins, la planète ne tournerait plus, 80 % du commerce mondial transite par la mer grâce aux allers-retours de 55.000 navires au long cours. »
Gaziers et pétroliers fournissent l’énergie, les vraquiers, les minerais, le sucre, le ciment et le grain. L’Algérie importe par voie maritime 70 % du blé qu’elle consomme. Et en mettant le monde en boîtes, les porte-conteneurs sont devenus de gigantesques supermarchés flottants. Dans leurs étals, on trouve des masques, du matériel médical, des ordinateurs, des frigos, des poulets congelés, des fruits frais… « Vous imaginez si on n’avait pas été à nos postes ! s’agace un officier de pont. En plus du Covid-19, les magasins auraient été vides, il y aurait eu des émeutes… Alors, oui, un peu d’empathie, si vous voulez bien. Tous les héros ne portent pas de cape. »
Internet aurait pu connaître des ratés pendant le confinement – adieu Netflix, adieu paiements par carte bancaire – si les navires câbliers n’avaient pas veillé à l’entretien des réseaux de fibre optique sous-marins, « enfouis parfois à plus de 9.000 m de profondeur », décrit Didier Dillard, directeur général d’Orange Marine. « Nos équipages travaillent tous les jours de la semaine, 24 heures sur 24, en 3 x 8. Pour assurer le maximum de relèves, nous avons très vite mis en place des tests de dépistage, et seuls les volontaires ont embarqué. »
Indispensables, les marins ? Pourtant personne ne les a applaudis à la fenêtre. Et ils n’ont guère été mentionnés parmi les travailleurs de « deuxième ligne », à l’instar des caissières, des éboueurs ou des agriculteurs. « Vous avez entendu Emmanuel Macron parler de nous, dimanche dernier ? Il aurait pu dire un mot, non ? C’est quand même très grave ce qui se passe en mer aujourd’hui », regrette Jean-Philippe Chateil, de l’Ugict-CGT.
Ce déficit d’image couplé au fameux « loin des yeux, loin du cœur » chagrine particulièrement Pierre Blanchard, 34 ans, président de l’Association française des capitaines de navires (Afcan) : « Les gens ne savent pas qui on est. Pendant la phase aiguë de la pandémie, on a seulement parlé des touristes décédés sur les bateaux de croisière et de l’équipage du Charles-de-Gaulle contaminé. Quant aux blocages aux frontières, ils révèlent que la peur du marin persiste dans les têtes. Nous sommes les étrangers qui rapportons les virus de nos voyages du bout du monde, des pestiférés. »
Pallier l’isolement social
Le commandant Blanchard n’était pas assis derrière son bureau à l’Afcan ces dernières semaines. Il pilotait un cargo de 225 m où 50 000 t de GPL étaient stockées dans des cuves à - 40 °C. L’officier normand a doublé son temps d’embarquement - cinq mois au lieu de deux et demi -, réalisé six transatlantiques et changé 28 fois de fuseau horaire. « Même si j’ai décidé d’assouplir les rythmes de travail, les 22 membres de l’équipage, des Lettons, des Ukrainiens, des Sénégalais, des Maliens, des Français et des Ivoiriens, étaient épuisés. Je craignais un accident. Cette paralysie des ports est irresponsable, il va y avoir des catastrophes. Alors, savoir en plus que nous sommes invisibles, c’est consternant. »
L’hôpital de Saint-Nazaire, en Loire-Atlantique, accueille depuis le début de l’année le Centre de ressources d’aide psychologique en mer. Camille Jego, sa directrice, une psychologue clinicienne de 32 ans, déteste le stéréotype du marin grognon, buriné et insensible au mal. Les femmes et les hommes qu’elle écoute et rassure présentent des profils bien différents. « Bien sûr que la peur de l’abandon, ça existe dans cette population où les jeunes, contrairement à leurs anciens, sont confrontés à la multiculturalité des équipages, un frein aux échanges à bord. L’isolement social dont ils se plaignent souvent devient un véritable enjeu lors d’une crise comme celle d’aujourd’hui. »
C’est justement sur cette question de la reconnaissance du rôle majeur du marin dans la marche du monde que se focalisent à l’heure actuelle les discussions internationales. Armateurs, syndicats, OMI et OIT parlent d’une même voix et demandent aux Etats de considérer les gens de mer comme des key workers, des « travailleurs essentiels », autorisés à voyager sans restriction grâce à une obtention simplifiée de visas, la mise en place de ponts aériens et la création de hubs portuaires où les relèves pourraient avoir lieu quoi qu’il arrive. « C’est notre priorité, nous devons réussir à faire bouger les gouvernements, leurs administrations et leurs foutues règles technocratiques », prévient Guy Platten, secrétaire général de la Chambre internationale de la marine marchande (ICS).
« La priorité de la profession »
La démarche aboutira-t-elle ? « Nous devons en tout cas nous mettre au travail très vite, afin d’être prêts quand une nouvelle crise sanitaire éclatera, insiste Christine Cabau, vice-présidente de CMA-CGM, dont la flotte internationale aux multiples pavillons compte 489 navires. On pourrait par exemple choisir Singapour, Le Havre et un grand port de la Méditerranée comme hubs internationaux, mais la priorité de toute la profession est de mettre un terme aux événements actuels. »
Entre 900 et 1 000 marins français seraient encore bloqués aujourd’hui. Mais quel chiffre retenir pour les navigants étrangers qui travaillent à leurs côtés sur des bâtiments arborant le pavillon français international (RIF), où seulement 25 % de l’équipage doit être européen ? A CMA-CGM, Christine Cabau reconnaît avoir « beaucoup de soucis » pour rapatrier ses employés philippins, et Didier Dillard espère que Tananarive ouvrira ses frontières en juillet, pour que les Malgaches dont les contrats sont de six mois à bord des câbliers d’Orange Marine puissent enfin rentrer chez eux.
Le 4 mai, le commandant Pierre Blanchard a été relevé dans le sud de la France avec cinq autres officiers. De là, le gazier sous pavillon RIF a repris immédiatement son cap avec le même équipage africain, direction les Etats-Unis. Il y a quelques jours, M. Blanchard s’est renseigné : le cargo a quitté les côtes américaines pour l’Afrique du Sud sans réussir, malgré les efforts de l’armateur, à faire débarquer les navigants. « Cela veut dire qu’ils sont encore partis pour de longues semaines sans descendre à terre. »
Source : lemonde.fr
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