"La Vie Hospitalière"

dimanche 21 juillet 2019

Justice et santé publique : étrange épidémie de «non-lieux» dans le scandale de l’amiante



Un vrai scandale peut-il en cacher deux autres ?
Scandale de l’amiante»: c’est ainsi que l’on désigne, en France, le délai qui a existé entre la découverte des effets sanitaires délétères de l’exposition humaine à ce matériau isolant et l’action préventive des autorités sanitaires et politiques. Ce laps de temps, qui apparaît aujourd’hui proprement invraisemblable, s’étale approximativement du milieu des années 1970 à la fin des années 1990 (1).
À l’époque, le concept de lanceur d’alerte n’existait pas, pas plus que celui de démocratie sanitaire
À l’époque, les médias généralistes étaient rarement en situation de dénoncer l’action des lobbies. 
À l’époque, les scandales sanitaires qui devaient suivre – à commencer par les affaires du sang contaminé – n’avaient pas encore conduit à théoriser la dissociation entre l’évaluation médico-scientifique du risque et la gestion politique de ce dernier. 
À l’époque, enfin, on était à cent mille coudées d’imaginer que l’on inscrirait un jour le principe de précaution au sein de la Constitution.
Depuis 1998, soit un an après l’interdiction de l’usage de l’amiante en France, le Programme national de surveillance des mésothéliomes pleuraux (PNSM) fournit des données chiffrées aidant à prendre progressivement la mesure de l’ampleur du scandale passé. Vingt ans plus tard, fin juin 2019, Santé publique France a dévoilé un rapport revenant sur ces vingt années de surveillance, qui confirme malheureusement que l’exposition à l’amiante demeure et demeurera encore pendant plusieurs décennies un sujet majeur de santé publique, une forme de tragédie nécessitant le maintien de la surveillance et le renforcement des actions de prévention.
«On estime aujourd’hui que 1.100 nouveaux cas de mésothéliome surviennent annuellement en France. L’augmentation est plus marquée chez les femmes, avec un doublement des cas en vingt ans pour atteindre 310 cas par an. La proportion des personnes atteintes de mésothéliome pleural ayant exercé une activité dans le secteur du BTP est en augmentation constante depuis 1998, pour atteindre 50% en 2016. Une exposition professionnelle à l’amiante est retrouvée de manière probable ou très probable pour 97% d’entre eux.»
Deuxième scandale
Les maladies générées par l’exposition professionnelle à l’amiante sont inscrites aux tableaux des maladies professionnelles du régime d’assurance-maladie des salarié(e)s comme des exploitant(e)s agricoles. Et depuis 2002, toute personne victime des effets de l’amiante peut également obtenir une indemnisation auprès du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA).
Or, et l’on peut voir là un deuxième scandale, les données du PNSM indiquent que le recours à ces dispositifs est encore loin d’être systématique. Ainsi, entre 2005 et 2017, plus d’une personne sur quatre atteinte de mésothéliome et affiliée au régime général de sécurité sociale n’avait entrepris aucune démarche de reconnaissance en maladie professionnelle, pas plus qu’elle n’avait sollicité le FIVA. Une telle situation est d’autant moins compréhensible que le mésothéliome est une pathologie spécifique et que l’établissement d’un tel diagnostic devrait aussitôt conduire à une prise en charge adaptée.
C’est dans ce contexte que l’on découvre la nouvelle dimension, judiciaire, de l’affaire. « En moins d’une semaine, les magistrats instructeurs du Pôle de santé publique de Paris chargés des dossiers d’exposition à l’amiante viennent d’ordonner deux non-lieux généraux dans des affaires vieilles de vingt-trois ans liées à cette fibre tueuse, reconnue cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) en 1973 » résume Le Monde (Patricia Jolly). De ce point de vue, la décision de non-lieu dans l’affaire Eternit est édifiante.
Le cas d’Eternit est hautement symbolique: l’entreprise était à la fois le premier producteur français d’amiante-ciment jusqu’à l’interdiction de la fibre et le premier producteur visé par une plainte de cette nature, déposée pour homicides et blessures involontaires par d’anciens salariés en 1996. Or, dans leur ordonnance datée du 10 juillet dernier, les juges d’instruction écrivent :
 «Compte tenu de l’impossibilité de dater l’intoxication des plaignants, il apparaît impossible de déterminer qui était aux responsabilités au sein de l’entreprise […] et quelles réglementations s’imposaient à cette date inconnue.[…] En tout état de cause, les investigations menées au cours de l’instruction ont démontré qu’aucune faute de nature pénale ne pouvait être imputée à une ou à plusieurs personnes physiques ou morales en lien avec la société Eternit».
Puis le 17 juillet dans celui de l’équipementier automobile Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau (Calvados) qui impliquait cinq ex-responsables d’usine. Les personnes visées dans ces deux affaires étaient mises en examen pour « homicides et blessures involontaires ». Ces décisions s’ajoutent à d’autres, analogues, prises depuis un peu plus d’un an dans les affaires de la centrale EDF d’Arjuzanx (Landes), d’Everite-Saint-Gobain, de DCN (chantiers navals militaires), des Charbonnages de France… « Le parquet n’a jamais précisé le nombre de dossiers amiante en cours mais les associations de victimes estiment qu’il en reste une dizaine à régler » précise Le Monde.
« Véritable permis de tuer» 
Me Michel Ledoux, avocat des victimes dans les affaires Eternit et Ferodo-Valeo, prévoit que la quinzaine de dossiers toujours au Pôle Santé seront voués au même sort. « Dans la mesure où le parquet est hostile aux victimes, on s’attend à une pluie de non-lieux motivés par les mêmes arguments dans les semaines à venir, prévient-il. On peut même se demander si le fait de nous les notifier en période de vacances n’est pas une manœuvre supplémentaire pour tenter de nous faire oublier le délai de dix jours pour faire appel. » Dans un communiqué, l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva) a pour sa part dénoncé un « véritable permis de tuer sans crainte de poursuites pénales » délivré par les juges.
Les motivations des ordonnances de non-lieux qui se succèdent sont de véritables copier-coller qui, tous, puisent leur argumentation dans un rapport d’expertise définitif de février 2017. Ce dernier, selon l’interprétation des magistrats, affirme l’impossibilité d’établir la date d’une éventuelle faute ayant entraîné la contamination puis l’intoxication des victimes, et donc d’imputer avec certitude la responsabilité à une personne physique.
Dans les ordonnances des 11 et 17 juillet que Le Monde a consulté, les juges estiment qu’il n’est « pas possible de déterminer a posteriori une date précise d’intoxication par les fibres d’amiante » et donc « de mettre en corrélation le dommage et les éventuelles fautes qui pourraient être imputées à des personnes qui auraient une responsabilité dans l’exposition à l’amiante subie ». Une argumentation « spécieuse » pour Me Michel Ledoux. « Ce qu’ils nous demandent pour l’amiante équivaut à sommer un fumeur d’indiquer quelle cigarette est à l’origine de son cancer bronchopulmonaire, or, pour toute substance cancérogène, mutagène et reprotoxique, on ne peut raisonner que par période d’exposition et pas d’intoxication. Il s’agit d’un processus continu », dit-il.
On peut le dire autrement : les faits sont aujourd’hui prescrits parce qu’on ne peut pas les dater précisément. « Ce que je ne comprends pas, c’est qu en datant la période de contamination, et non pas le jour précis, on doit pouvoir faire partir la prescription du dernier jour où le salarié a été exposé à l’amiante 
»
 nous a confié une magistrate particulièrement au fait des questions de santé publique. 
«
Tout le débat est de savoir si le délai de prescription des délits,  qui est aujourd’hui de sept ans (et qui était de cinq ans à l’époque)  part du dernier jour d’exposition à l’amiante ou, comme dans tous les délits dits occultes ou cachés, du jour où la toxicité du produit a été découverte. Je pense que le « parquet santé » aurait dû tenter cette analyse juridique pour faire avancer les choses en matière de délits liés à la santé publique, c’est tout de même son travail... »

Article de Jean-Yves Nau


1) Voir « Le scandale de l’amiante est une bombe à retardement » Slate.fr (19 juillet 2019)


Notes de "La Vie Hospitalière" :
Jean-Yves Nau est une personnalité incontournable,  ancien instituteur,  il a été en charge de la rubrique médecine du journal "Le Monde" de 1980 à 2009, en tant que journaliste scientifique et médecin spécialiste des questions de médecine, de biologie et de bioéthique.
Il publie ses articles sur son blog jeanyvesnau.com.
Lire  aussi ses articles sur slate.fr




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