"La Vie Hospitalière"

jeudi 1 août 2019

Incendies : enquête sur ces dizaines d'hôpitaux qui violent les règles


De nombreux établissements hospitaliers ne respectent pas les normes de sécurité incendie au risque de conséquences catastrophiques. En dépit des investissements réalisés, le problème perdure et fait l'objet d'un persistant silence des autorités.
Un rire nerveux. C'est la réponse gênée d'un agent du service de sécurité incendie du CHU de la Timone, à Marseille, lorsqu'on lui demande comment faire face à un éventuel sinistre dans les étages de cette tour. "C'est ma plus grande crainte", confie-t‑il. "Notre gros souci, c'est de pouvoir évacuer les personnes à cause des fumées. Le système de sécurité présente des défaillances." 
En cas de départ de feu, plus de mille personnes pourraient se retrouver piégées dans les locaux vétustes de cet immeuble de grande hauteur. En 2017, la sous-commission de sécurité des Bouches-du-Rhône a émis un avis défavorable à son exploitation.
Est-ce un cas isolé, une preuve de plus que la ville, qui laisse nombre de ses écoles et immeubles à l'abandon, est vraiment à part? Ou bien un exemple parmi d'autres des défauts structurels de ces tours géantes des années 1970 aux étages supérieurs impossibles à évacuer et inaccessibles aux échelles des pompiers? 
Difficile d'estimer le nombre d'hôpitaux, de cliniques ou d'Ehpad qui continuent de recevoir des malades malgré un avis défavorable de la commission de sécurité incendie. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le ministère de la Santé l'ignore. "Les mises en conformité de sécurité incendie ne font pas l'objet de remontées centralisées", élude-t‑on Avenue Duquesne.
Les cas emblématiques de l'hôpital Bichat et de l'hôpital Saint-Antoine à Paris
De son côté, la direction de la sécurité civile du ministère de l'Intérieur a recensé en 2017 quelque 6.400 avis défavorables sur 51.000 contrôles effectués dans les établissements recevant du public (ERP). Mais elle ne pouvait préciser, en cette fin de semaine, combien parmi les 6.270 structures de santé avec hébergement étaient en dehors des clous. Sollicitée, l'Association des maires de France indique que cette problématique n'est pas de son ressort. Pourtant, les édiles siègent au conseil de surveillance des hôpitaux…
À l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), 20 ERP sur 370 sont frappés d'un avis défavorable. Les plus emblématiques sont les IGH de Bichat et de Saint-Antoine, à Paris, et ceux de Beaujon et de Louis-Mourier en banlieue. "Ce chiffre est en diminution, il y en avait 37 il y a sept ans", précise François Crémieux, le directeur général adjoint." Depuis 2010, on consacre 15 à 20 millions d'euros chaque année à la mise en sécurité."
Nantes, Besançon et Toulouse dans le viseur en 2013
Pour prendre la mesure du non-respect des normes incendie hospitalières à travers le pays, il faut plonger dans un rapport édifiant publié par la Cour des comptes en 2013. Il est certes déjà ancien, et on peut supposer que sa lecture a conduit les directions épinglées à lancer des travaux. 
Selon ce document, il y a six ans, 16% des bâtiments des CHU avaient reçu un avis défavorable à la poursuite d'exploitation par la commission de sécurité incendie, soit 213 au total. Parmi les hôpitaux pointés du doigt figuraient la Timone ainsi que les CHU de Nantes, Besançon et Rangueil, à Toulouse. Dans ce dernier cas, il s'agissait d'un défaut de naissance : "À son ouverture en 1975, [il] présentait déjà des non-conformités en matière de sécurité incendie. De 1975 à 1995, la commission [de sécurité] a constaté de graves non-conformités et peu d'améliorations."
Le rapport notait que des "travaux successifs d'amélioration de la sécurité" avaient été effectués à la suite d'un avis défavorable en 1996. Preuve sans doute que, pour reprendre les mots d'Alain Secoué, ancien vice-président de l'Association des chargés de sécurité en établissements de soins, cette sanction constitue "une épée de Damoclès". "Malheureusement, elle n'a pas toujours l'effet escompté", déplore-t-il. "Or les lacunes peuvent être catastrophiques."
"Les CHU continuent à faire fonctionner les bâtiments concernés en prenant des 'mesures compensatoires'"
En 2013, la Cour des comptes relevait également qu'un carton rouge donné par les pompiers n'entraînait presque jamais de fermeture administrative : "Les CHU continuent alors à faire fonctionner les bâtiments concernés en prenant des 'mesures compensatoires' : personnels de sécurité ­incendie supplémentaires, lancement de travaux de mise en conformité selon un calendrier pluriannuel."
Deux mois et demi après la tragédie de Notre-Dame, faut-il s'inquiéter des libertés prises par endroits avec la réglementation? Le fait que les comptes des hôpitaux soient déficitaires ne les conduirait-il pas à rogner sur leurs dépenses de maintenance, voire à renoncer à des chantiers colossaux dont le coût se chiffre souvent en dizaines de millions d'euros? 
Le ministère de l'Intérieur, qui assure que "les conditions de sécurités exigées en France sont les plus strictes qui soient", se veut rassurant : "Les établissements vraiment dangereux, il n'y en a plus." Spécialiste de la prévention, le commandant de pompiers Didier Rémy met en garde contre une interprétation erronée de la signification des avis défavorables : "Ça n'a pas pour objet de faire fermer un établissement, dans un premier temps tout au moins, mais ça signifie : attention, il y a un risque et voici les prescriptions qui en découlent." Bien loin, donc, d'une absence totale de dangerosité…
L'évolution incessante des normes antifeu suscite une tension permanente
De l'aveu de plusieurs acteurs, la majorité des directeurs d'hôpital, dont la responsabilité pénale personnelle est engagée en cas de sinistre, tentent de suivre les préconisations des experts. "On ne joue pas avec la sécurité incendie", soutient Isabelle Sarciat-Lafaurie, secrétaire générale adjointe du syndicat Syncass-CFDT. "C'est le point sensible qui peut nous empêcher de dormir." 
Aujourd'hui à la tête de l'hôpital privé Saint-Joseph à Paris, Jean-Patrick Lajonchère se souvient d'avoir passé en 2003 une année éprouvante : "Lorsque j'ai pris les rênes de Saint-Louis, je devais procéder à la mise en conformité incendie. Il a fallu batailler contre des médecins qui s'y opposaient en disant que la poussière des travaux allait détériorer la santé des malades. Pendant toute la durée des travaux, je me rassurais en pensant qu'en cas d'accident le juge verrait que certes les normes n'étaient pas respectées, mais que j'avais hérité d'une situation compliquée et tout fait pour la régler. Je n'ai été tranquille qu'une fois le chantier achevé."
Lorsque l'architecture, et c'est fréquent dans les tours, empêche la mise en conformité, on multiplie le nombre d'agents de sécurité incendie. "En cas de faille", ajoute Isabelle ­Sarciat-­Lafaurie, "on met de l'humain. L'humain détecte le départ de feu souvent mieux que la centrale de sécurité incendie."
C'est le grand secret des directeurs de grands hôpitaux universitaires comme de petits établissements : l'évolution incessante des normes antifeu suscite une tension permanente. "La complexité du problème de la sécurité incendie est impossible à expliquer au grand public, c'est pour ça qu'on n'en parle jamais à l'extérieur", murmure l'ancien numéro un d'un CHU de province. 
Chaque année, les hôpitaux investissent des millions d'euros pour la mise en conformité. C'est un travail sans fin." Une anecdote fait frémir chez les managers de la santé : au lendemain de son ouverture, l'hôpital Pompidou à Paris n'était déjà plus en règle et il a fallu fermer, au moyen de cloisons, les postes de soin tout neufs qui avaient pourtant reçu un satisfecit quelques mois plus tôt.

Source :   lejdd.fr


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