"La Vie Hospitalière"

vendredi 27 mars 2020

Chaîne de solidarité : des makers nordistes impriment en 3D des visières de sécurité pour les soignants


On les appelle les "makers", de l’anglais to make, fabriquer. Des passionnés, inventifs, bricoleurs, qui n’ont pas peur des outils numériques. Rien que dans les Hauts-de-France, ils sont des milliers. Des milliers de maillons qui, à eux tous, constituent une immense chaîne de solidarité.
 Un peu partout dans la région des Hauts-de-France, des makers sont prêts à fabriquer, bénévolement, différents matériels utiles dans la lutte contre le coronavirus.
Avec une imprimante 3D, il est possible de produire des pièces consommables de matériel hospitalier comme des valves de respirateurs, ou même des respirateurs complets. Chez Lattice Médical par exemple, spécialisée dans la reconstruction mammaire, on imprime déjà des pièces de respirateurs. "Un groupe s’est créé autour du CHU de Lille, avec le professeur Pascal Odou, responsable de la pharmacie de l'hôpital, explique Julien Payen, le fondateur de la start-up installée à Eurasanté. On travaille avec des écoles d’ingénieurs comme par exemple Polytechnique ou les Mines de Douai, et aussi avec des makers de la région. Notre objectif est d'établir très vite un cahier des charges."
Coordonner les bonnes volontés
Pour l’heure, le plus difficile est de coordonner toutes les bonnes volontés, notamment individuelles. C’est ce qu’a constaté Delphine Barthe, créatrice de la start-up nordiste Stirrup (plate-forme de gestion de patrimoine solidaire) et membre de French tech à Euratechnologies. "Le but du jeu au départ, c’était de faire comme en Italie. Là-bas, une petite entreprise a commencé à imprimer des valves de respirateur mais très vite, elle s’est heurtée à un dépôt de plainte de l’entreprise qui les commercialisait et en avait breveté le modèle. Ça, déjà, ça en a refroidi quelques-uns."
Alors les particuliers, eux, préfèrent se focaliser sur les équipements de protection, comme les visières de sécurité, dont les fichiers sont en open source et qui peuvent être portées en complément d’un masque FFP2 pour protéger, au-delà de la bouche, les yeux et le reste du visage.
"Il faudrait valider les besoins, les demandes affluent de partout, s’alarme Delphine Barthe, 10 ici, 80 là, c’est ingérable. Il faudrait pouvoir centraliser." Elle a bien été en contact avec le ministère de la Santé mais pour l’heure, ce dernier ne recenserait aucune pénurie de matériel, donc aucun besoin.
"Il y a un vrai paradoxe entre l’appel à l’aide des soignants sur le terrain et le discours officiel selon lequel il n’y a pas de besoins. C’est dommage, la coordination aurait permis une meilleure efficacité. Sur le modèle des masques GARRIDOU produits par Lemahieu. C’est plus complexe de créer un masque en tissu validé par le CHU que de faire une visière en plastique ! 10.000 couturiers bénévoles… On peut largement faire pareil avec les makers ! Et en Belgique aussi, ils ont été capables de se coordonner."
De l’autre côté de la frontière, les industriels wallons s'unissent pour produire des respirateurs en un temps record, titre en effet Le Vif. Ils sont déjà sur le pied-de-guerre pour produire en temps record les respirateurs qui viendraient à manquer.
"Clairement, il y a un fort besoin de visières de sécurité, conclut Delphine, mais on n’arrive pas à visualiser dans quelle mesure. Force est de constater qu’heureusement, la solidarité spontanée des makers de tous horizons, elle, fait la différence."

Des soignants à qui les visières de sécurité
servent de rempart © Thomas Barrail


Des groupes de makers sur Facebook
"Le mouvement est parti d’Ile-de-France, explique l’Arrageois Thomas Barrail, alias Thomas Barr sur Facebook. Très vite, j’ai rejoint le bateau et créé un groupe pour le Nord et le Pas-de-Calais, qui compte à ce jour plus de 1000 membres."
En arrêt suite à un accident de travail, Thomas se sent utile. C’est lui qui transmet le fichier aux makers, leur explique comment faire, comment livrer.
Chacun des membres fabrique autant de visières que possible. Il s’agit d’imprimer  l’arceau en 3D, la partie circulaire haute, au niveau du front, en utilisant une bobine de fil plastique, qui en chauffant, prend la forme qu’on lui donne. La partie protectrice est en fait une feuille A4 plastifiée que l’on découpe, la première de couv' d’un dossier relié.
"Il faut aussi de l’élastique, et justement ce matin, on a pu en avoir par une mercerie d’Arras. Tout est basé sur la solidarité. On achète la matière première, on fabrique, on donne. Du coup, on vient de mettre une cagnotte en route pour pouvoir se fournir encore plus."
II s’interrompt. Ouvre sa fenêtre. "Tu vois où il est, le bâtiment ? C’est l’hôpital d’Arras, l’ancienne entrée. Juste à gauche, il y a le bâtiment Churchill, tu déposes le proto à la coordinatrice des stocks. Je t’envoie son nom par Messenger."
C’est toute une organisation. Quand une ou des visières sont prêtes, Thomas ouvre sa fenêtre, avec des gants, les met dans un bac sur le rebord, et le livreur équipé en gants et masque les récupère. "Là c’est une visière en prototype pour le CH d’Arras. A voir, parce qu’apparemment, ils ont du stock. Ils se renseignent, juste. Mais hier j’en ai livré 10 au centre hospitalier de Lens. On fournit les infirmières libérales, les médecins, dans tout le Nord Pas-de-Calais. Les makers du côté de Béthune ont eu une demande de 120 visières pour des hôpitaux. Cambrai, Valenciennes, il y a des makers partout."
"Les infirmières nous disent : vous sauvez des vies..."
Christie Buisset, elle, est confinée dans sa maison d’Avesnes-sur-Helpe. Conseillère en formation professionnelle, elle accompagne des jeunes de 15 à 25 ans. La solidarité, elle a ça dans le sang. Alors quand elle a entendu parler du projet par une amie, elle n’a pas hésité.
Depuis lundi (23 mars), son imprimante 3D tourne non stop. "J’ai eu 150 demandes en trois jours ! Je préfère dire demandes plutôt que commandes, parce que tout ça, c’est offert. Mon mari vient de faire une grosse commande de fil de plastique sur Amazon, j’espère qu’on l’aura vite. Le prix ? Je ne sais même pas. Il n’est pas question de prix. Vous savez, une infirmière est passée tout à l’heure, elle m’a remerciée, elle m’a dit « Vous sauvez des vies. » Non mais vous imaginez ? Elle m’a raconté que quand elle est en réa avec des patients et qu’elle doit intuber ou extuber, il y a des fluides, qui peuvent atteindre son visage. Alors cette visière, ça lui fait un écran barrière."
 Sur les 150 demandes, 80 proviennent de centres hospitaliers de l’Avesnois : Avesnes, Maubeuge, Jeumont, Fourmies, Felleries. Et même Hirson, en Picardie. "Au centre de rééducation de Liessies-Felleries, ils demandent 20 visières. Et puis il y aussi des pompiers, des médecins, des urgentistes. Beaucoup de caissières. Une aide à domicile m’en a pris trois. Elle est passée les chercher derrière mes volets."


Un besoin urgent dans l’Avesnois

Christie cherche, d’urgence, à entrer avec d’autres makers de son secteur. "On est un peu seuls dans l’Avesnois, et il y a tellement de besoins. Moi j'imprime 6 à 7 masques par jour mais il en faudrait bien plus ! Quant aux livraisons… Je coche quelle case pour aller à Hirson ? J’encours une amende, c’est sûr. A l’aller, j’aurai les visières avec moi, je pourrai expliquer mais au retour…"
Elle a appelé à l’aide la mairie de Fourmies, qui a aussitôt mis à disposition son Labo, un centre pédagogique en temps normal voué à accompagner les habitants et les entreprises pour devenir autonomes sur les outils. Pour le maire, Mickaël Hiraux, “on reste dans cette idée, avec cette magnifique chaîne de solidarité qui s’est créée. Avec mon accord, deux animateurs du Labo volontaires ont lancé la fabrication de visières. On n’est pas dans une usine, mais nos quatre imprimantes tournent à plein temps, jour et nuit, et sortent un arceau chacune toutes les trois heures. Une adhérente a su trouver de l’élastique. On s’organise.“
Les visières sont assemblées au Labo. Des infirmières en assurent la collecte et les distribuent dans les hôpitaux après les avoir désinfectées.
"Il faudrait trouver des habitants qui pourraient imprimer à leur domicile, envisage le maire. Ils n’ont pas le droit de se déplacer, donc ils ne peuvent pas livrer. On réfléchit à organiser peut-être des navettes avec la police municipale. A Paris, ça se fait avec les gendarmes."

Pour Marie, qui gère le Labo, “c’est une belle initiative. Rien que d’y penser j’en ai des frissons. Ça fait du bien, à notre toute petite échelle de rien du tout, de pouvoir contribuer. Ça apporte un peu de lumière en cette période troublée et troublante. Et ça donne aussi du sens à l’action publique, qui en a bien besoin.“

"Chez Dagoma, on a plus de 2 tonnes de plastique en stock"

Des particuliers, des mairies, des entreprises… Il y a du monde à sensibiliser. "Je pense par exemple à une entreprise lilloise qui réalise des éléments pour vélos et qui est à l’arrêt en ce moment. Elle pourrait sortir 2.000 pièces par jour, s’enflamme Thomas Barrail. Et puis il y a Dagoma, à Roubaix."
Le fabricant nordiste d’imprimantes 3D possède en effet un parc conséquent. "Nous le mettons volontiers à disposition du personnel soignant, affirme Matthieu Régnier, co-fondateur et directeur général de la société roubaisienne. Dès que le fichier sera validé par une autorité supérieure, on va se faire un plaisir d’en imprimer en grandes quantités. Il faudrait qu’une autorité compétente valide le fait que ces masques peuvent être utiles. Vous savez, il en existe plein, des types de visières : des qui se crochètent, qui se collent, qui se pincent… Il faut qu’une autorité compétente valide un modèle que tout le monde pourra prendre. Si c’est celui qui circule dans la région, ça me va, mais j’ai besoin d’un go."

"Une autorité compétente", il n’a que ce mot-là à la bouche. Mais c’est quoi, une autorité compétente ? "C’est un CHU, ou au moins un médecin qui connaisse la problématique. Qui dira oui, il y a, ou non, il n’y a pas pertinence au niveau sanitaire et médical."
En attendant cette validation, l’entreprise est prête. "On a plus de 2 tonnes de PLA en stock (acide polylactique, des bobines de fil plastique). On a 300 machines. Et un réseau de 3.000 makers. On a toujours proposé de donner un coup de main quand on pouvait. La capacité de faire en ultra local est extraordinaire dans ces moments-là. Ce qu’il manque, c’est de la coordination. J’ai vu qu’il y avait un groupe Facebook qui marchait fort, à l’initiative d’un Parisien."

"Je travaille non-stop..."

Le "Parisien" s’appelle Anthony Seddiki et vit en réalité dans l’Essonne. "Une amie qui travaille dans un centre hospitalier nous a dit qu’elle y allait chaque jour avec la boule au ventre, se souvient-il. Qu’elle avait droit à un seul masque pour toute la journée, alors que normalement il faut en changer toutes les 3 heures." Anthony farfouille alors sur Internet et trouve un modèle de visière libre de droit en Slovaquie, qu’il décide d’adapter. "Ce qui était très important c’était d’utiliser des matériaux qu’on peut se procurer facilement avec le voisinage. La version d’aujourd’hui a tellement été retravaillée, que je crois qu’on peut dire que c’est mon modèle."
Très vite, Anthony commence à équiper des infirmières. "Elles sont revenues le lendemain pour en redemander. J’ai commencé à livrer des hôpitaux où, sur place, les gens avaient les larmes aux yeux. Ils ne comprenaient pas. « Pourquoi c’est vous qui faites ça, pourquoi ce n’est pas notre gouvernement qui nous aide ? » Moi non plus, je ne comprends pas. Je le fais, c’est tout."

Il n’était même pas un maker au départ. Motard, il participe au championnat de France en 250 cm3. Il possède une imprimante 3D, pour pouvoir lui-même imprimer les petites pièces spécifiques de sa moto et économiser un peu d’argent. C’est avec cette machine qu’il commence à imprimer des visières. "Au début, j’en sortais 5 ou 6 par jour. Puis j’ai réparé une petite imprimante défectueuse, et je suis passé à une vingtaine. Là, j’ai appelé du monde à la rescousse. J’ai créé un groupe Facebook en Ile-de-France, qui a explosé, et a fait des petits un peu partout dans le pays. Et heureusement, j'ai réussi à mobiliser des entreprises, qui ont effectué des dons. Je pense par exemple à l'atelier 20 point 12 à Montreuil, ou à Bombyx Prod, dans l'Eure. Ils ont dit oui tout de suite."
Aujourd’hui, Anthony est quasiment à la tête d’une petite entreprise. Il doit gérer un groupe de makers à travers tout le pays, un groupe de transporteurs et même un groupe logistique, grâce à I-Stem, un laboratoire de recherche sur les cellules souches, qui fait partie de la galaxie AFM-Téléthon. La mairie de sa ville lui fournit des plateaux repas, en soutien. La solidarité, toujours. "Je travaille non stop de 7 heures du matin à 2 heures du matin. Avec ma femme et même notre fille, Lily, on assemble. Le plus possible." On peut même désormais, grâce à une carte interactive, rejoindre ou répertorier des groupes partout en France.
Article de Virginie Demange

Source : france3-regions.francetvinfo.fr





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