"La Vie Hospitalière"

vendredi 24 janvier 2020

Urgences au Québec : La grippe n’est pas le seul mal des urgences


Les urgences débordent à cause de la grippe. Mais elle n’est que le facteur à court terme qui déstabilise un réseau déjà sous tension en raison du manque de personnel et du manque de lits d’hospitalisation. Tour d’horizon par Alain Vadeboncoeur.
À la radio, Patrick Lagacé m’a demandé ce qui causait ce débordement hivernal des urgences qui nous frappe actuellement. La grippe ? Oui, certainement : c’est un facteur à court terme indéniable.
Mais la grippe, sévère cette année, se greffe à des problèmes à moyen terme (la pénurie de personnel) et à long terme (le manque de lits d’hospitalisation) qui offrent un terrain fertile pour causer ses effets délétères bien connus sur les urgences québécoises.
Une mauvaise grippe
Commençons par la grippe, puisque grippe il y a. Cette année, durant les Fêtes, sa montée rapide en a surpris plus d’un. Pas que l’arrivée de la grippe n’est pas le même vieux film qui tourne chaque année durant cette période à côté de Jésus et Ben-Hur. Jusqu’à mi-décembre, cela s’annonçait raisonnable, mais la vague intense des deux dernières semaines a poussé à sa limite la capacité du réseau.
La grippe ? Je devrais écrire : « les grippes ». Comme plusieurs fois, la grippe A de type H3N2 est virulente cette année. Mais son petit frère, la grippe B, qui le plus souvent apparaît bien plus tard durant la saison, a décidé de se joindre aux partys des Fêtes de même que leur cousin H1N1. On ne sait pas encore si le vaccin est bien ciblé ou pas. Ajoutons à cela les fameux virus respiratoires syncytiaux (VRS), qui font tousser pendant des semaines, aussi à la hausse.
Suivi hebdomadaire des virus de la grippe. Les courbes bleu et rouge montrent les virus A et B actifs et la somme est la courbe noire. Les barres verticales sont les examens demandés, en hausse récemment. Source :Laboratoire de santé publique du Québec.
Des petits virus ne devraient pas congestionner tout le réseau de la santé, n’est-ce pas ? Tout dépend. Inévitablement, année après année, ils font plier les genoux des plus vulnérables d’entre nous : les personnes âgées et les malades chroniques surtout, qui forment par ailleurs un contingent de plus en plus important de la population globale.
Résultat : non pas une bonne grippe et une semaine passée à la maison à se morfondre, mais des complications et même la nécessité d’hospitaliser ces patients déstabilisés par le virus.
Des patients très malades
Quand on parle de congestion des urgences, comme celle vécue au Québec actuellement, on parle donc de patients malades qui ne pourraient pas être en sécurité à la maison et sont par conséquent en attente d’un lit d’hospitalisation.
À distinguer des grippés « sur pieds », un peu amochés, mais encore debout, qui consultent surtout pour faire évaluer leurs symptômes et s’en retourneront chez eux par leurs propres moyens.
Ceux-là ne se retrouvent pas sur les civières des urgences, mais dans la salle d’attente. Ça fait beaucoup de monde à soigner (surtout dans les grandes urgences et les milieux pédiatriques), et ça prend du personnel et des médecins, mais ils ne sont pas en cause dans l’actuelle congestion des urgences.
Si ces personnes restaient à la maison, consultaient au besoin leur médecin ou encore les cliniques de grippe établies, ce serait certes mieux. Mais il ne faut pas tout mélanger en pensant qu’ils sont la cause de la congestion actuelle des urgences.
Les cliniques de grippe aident à retirer ces patients des salles d’attente des hôpitaux, mais elles n’ont pas vraiment d’effet sur la congestion des hôpitaux eux-mêmes.
Une question de capacité de soigner
Passons au cœur du problème. Vous vous demandez peut-être pourquoi nos urgences débordent ainsi chaque saison de grippe. N’avons-nous pas la capacité de soigner tout le monde ? Certes, notre système de santé fait des merveilles, mais sa faiblesse la plus évidente est une faible capacité d’absorber de telles hausses de la demande des soins hospitaliers.
J’ai déjà écrit sur le sujet : il suffit de comparer le nombre de lits par habitant au Canada (2.5/1000 qui est cette capacité d’hospitalisation) et un corollaire, le taux d’occupation moyen de ces lits, pour comprendre que nous avons bien moins de lits (de capacité) qu’en France (6/1000) ou en Allemagne (8/1000), et que par ailleurs nos lits sont bien plus « occupés » (l’occupation principale d’un lit d’hôpital étant d’avoir un patient couché dedans) que les lits d’Europe.
Lits d’hôpitaux
La grippe, à cause de son impact sur les plus vulnérables (et parfois de jeunes patients très affectés, surtout par le H1N1), entraine donc une hausse rapide de la demande en lits d’hospitalisation. Si les lits sont occupés en moyenne à 75 % (comme en France en 2007, disons), il est assez facile d’absorber la demande accrue.
Taux d’occupation des lits de soins aigus dans les hôpitaux, 1995 et 2007 (ou année la plus proche)
Mais si, comme chez nous, les hôpitaux sont déjà saturés (à gauche sur le graphique : 89 % en 2007 en moyenne au Canada), la marge de manoeuvre est bien moindre sinon nulle. Cette hausse bien réelle de la demande ne peut être alors comblée par une hausse conséquente de la capacité.
Résultat : ça déborde par où ça peut déborder. Pas sur le toit des hôpitaux, il faut bien trop froid, mais plutôt dans les urgences, baromètres de la capacité des hôpitaux, ou sur les unités de débordement associées. Les urgences qui débordent expriment alors le trop-plein affectant l’hôpital lui-même, déjà plein avant même que la grippe arrive. La grippe, c’est donc la goutte qui fait déborder le vase.
Plus que des lits
Mais j’écris depuis tout à l’heure à propos de ces fameux « lits ». On comprend qu’il ne s’agit pas fondamentalement d’un problème de taies d’oreillers, matelas, draps, sommier, doudou et compagnie. Ce serait trop simple.
Quand on parle de lits d’hôpitaux, on sous-entend la capacité de soigner, qui ne dépend pas seulement du lit (dont la fonction est de vous garder à l’horizontale confortablement), mais surtout de celles qui soignent, les infirmières au premier chef, les préposés, les autres professionnels de la santé et les médecins.
Cette capacité s’exprime couramment par le nombre de lits « dressés » dans les hôpitaux (aussi les CHSLD et les ressources dites « intermédiaires »). La question qui pourrait être : « Pourquoi n’avons-nous pas plus de lits ? », devient ainsi : « Pourquoi n’avons-nous pas plus de capacité de soigner ? ».
À moins que vous habitiez sur la planète Mars, vous avez certainement entendu parler de la pénurie de personnel hospitalier, qu’on parle d’infirmières et de préposés, mais aussi d’autres catégories de soignants. Une pénurie actuellement criante, il manque de gens un peu partout.
Cela a deux effets importants : la capacité d’affronter les pics est d’autant compromise ; le personnel en place est surutilisé, conduisant à son lot d’effets secondaires humains, absences pour maladie, blessures musculo-squelettiques, épuisement professionnel, etc., qui, au-delà de leur impact humain difficile, contribuent à fragiliser les soins.
C’est de ce cercle vicieux qu’il est difficile de sortir. Quant aux lieux physiques et aux budgets, ils ne semblent pas, du moins à court terme, les principaux facteurs limitants.
Comment réagir ?
Devant une augmentation significative de la demande en soins causée par la grippe, la riposte est d’augmenter les lits. Comment y arrive-t-on, quand on ne jouit pas d’une marge de manœuvre suffisante dans l’hôpital ? On essaie d’ouvrir de nouvelles ressources de soins, temporaires ou non, où l’on placera les malades « surnuméraires » pour les soigner, hors de l’hôpital.
Bien souvent, il s’agit d’ouvrir des lits de transition situés dans des ressources intermédiaires, pour y transférer certains patients ayant complété leur épisode de soin à l’hôpital, mais requérant encore certains services (réhabilitation, soins de base, postopératoire, etc.) et qui occupent toujours des lits de courte durée. Cela permet ensuite à l’hôpital de monter plus de patients hospitalisés à partir de l’urgence.
On peut aussi hausser les soins à domicile avec le même objectif d’y maintenir des patients n’ayant pas besoin de la lourde infrastructure hospitalière. S’il y a du personnel, évidemment.
Un problème à court terme (la grippe) se trouve conjugué à autre long terme (le manque de lits ou de capacité de soigner), alors que les solutions (ouvrir plus de lits, notamment de niveau intermédiaire) ne peuvent être appliquées aisément par manque de personnel.
Résultat : les urgences, le seul endroit qu’on peut étirer — presque à perte de vue ! — débordent.
À court, moyen et long terme
Mais pourquoi ne pas avoir prévu la grippe, embauché du personnel et augmenté préventivement notre capacité de soigner ? C’est la question à 137 %, le taux d’occupation moyen des urgences québécoises au moment où j’écris ces lignes.
Selon mes informations, on discute de la situation depuis déjà plusieurs mois, mais les mesures concrètes (augmenter temporairement la capacité du réseau) lancées tardivement à l’automne commencent à peine à avoir un certain effet. Bref, on aurait manqué un peu le bateau du côté de la planification ministérielle.
Quant au problème actuel est la difficulté de recrutement, il y a beaucoup de postes ouverts, plusieurs avec des avantages bonifiés, mais on ne réussit pas à recruter. On a beau disposer actuellement de budgets et de postes, si on ne recrute pas, ça ne sert à rien.
Cette pénurie est à l’image de celle qui touche plusieurs secteurs de l’économie : les métiers de la santé semblent avoir moins la cote et quand le chômage est bas, les gens ont plus de choix. Il faudra tout de même finir par trouver une manière efficace de revaloriser les métiers de la santé!
Adapter le réseau ?
Est-ce qu’on ne pourrait pas répondre à cette hausse de la demande en soins l’hiver en modulant les activités cliniques dans les hôpitaux ? Autrement dit, faire plus de « cas urgents » l’hiver et moins l’été, par exemple ?
Le problème, c’est que les autres activités de l’hôpital, ce sont les 340 000 chirurgies d’un jour réalisées chaque année ou encore les centaines de milliers d’examens passés en externe. Comme les délais d’attente sont déjà longs, une diminution saisonnière de ces soins « électifs » (c’est-à-dire effectués hors de toute situation urgente) compromettrait l’accès aux soins.
À long terme, pourquoi ne pas avoir plus de « lits », donc de capacité de soigner, comme en Europe ? C’est une question complexe, que j’ai déjà abordée. Je la comprends de mon mieux ainsi : produire des soins coûte plus cher chez nous (en Amérique du Nord en général), sans doute en raison des salaires (ceux des médecins notamment), des médicaments, et peut-être des technologies et des fournitures.
Ainsi, à budget par habitant similaire, nous avons une capacité de soins inférieure à celle de la France ou de l’Allemagne. D’où ces délais accrus et cette congestion. Changer cela supposerait de transformer les bases mêmes de l’économie de la santé… et ce n’est pas demain la veille que ça arrivera. D’autant plus qu’on ne s’est pas vraiment aidé quand on a fermé des milliers de lits de courte durée au Québec dans les années 1990 et mis beaucoup de personnel à la retraite.
Par ailleurs, augmenter les lits de l’hôpital, des unités de transition ou des CHSLD ou encore les soins à domicile, ça coûte cher. Et comme la tendance est plutôt d’éviter de tout miser dans le budget de la santé, il faudrait des transformations majeures pour y arriver, au risque de faire grincer des dents des contribuables. Reste qu’investir davantage dans certains soins encore sous-utilisés chez nous (les soins les à domicile par exemple) représente une avenue encore négligée.
Conclusion: nos urgences débordent parce qu’il y a beaucoup de patients affectés gravement par la grippe, qui attendent sur des civières d’accéder aux lits des unités d’hospitalisation, dont nous ne disposons pas en quantité suffisante. Nous avons plus de difficulté que d’habitude à nous adapter en raison de la pénurie de personnel. Et nous avons pris du retard cet automne pour planifier la réponse.
Ce n’est pas une conclusion réjouissante, ni pour les patients ni pour les soignants, j’en conviens. Mais c’est la réalité.
Article d' Alain Vadeboncoeur

Source : lactualite.com

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