L’enquête que nous publions simultanément
aujourd’hui avec une dizaine de titres et sites d’information de la presse
quotidienne régionale et locale est le fruit d’une initiative du collectif Data+Local,
un réseau de journalistes de données français. Depuis novembre 2019, nos
rédactions ont travaillé de concert pour décrypter avec un regard inédit les
liens d’intérêts entretenus par les professionnels de santé des 32 Centre
Hospitaliers Universitaires (CHU) français avec l’industrie en 2018.
À l’heure du procès du scandale sanitaire du
Mediator, prévu pour s’achever fin avril 2020, nous voulions comprendre les
mesures prises par les CHU pour mieux connaître, mieux encadrer, mieux suivre
les relations de leurs équipes avec les laboratoires et fournisseurs de
matériel médical. Pourquoi les CHU ? Parce qu’ils jouent un rôle essentiel
dans la formation universitaire des futurs médecins, dans la recherche, les
essais cliniques, la prescription des médicaments et l’achat de matériels de
haute technologie.
Ils disposent d’équipes de pointe, de
spécialistes renommés, de leaders d’opinion respectés par leurs pairs, et ont
sans doute plus que d’autres un impératif d’exigence éthique. Ils sont par
ailleurs soumis aux lois relatives à la déontologie et aux droits et
obligations des fonctionnaires.
Les avantages en nature
(transport, hébergement, repas, etc.) et les conventions rémunératrices
(contrat d’expert scientifique, d’orateur à un colloque, etc.) dont il est
question sont légaux et ne sont évidemment pas condamnables a priori.
Cependant, comme le souligne un rapport sur la prévention des conflits d’intérêts
remis, en mars 2016, à l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris, « un lien
d’intérêts peut influencer le choix d’une prescription, d’un équipement, le
contenu d’un enseignement ou d’un programme de recherche ».
Cette enquête fait le point sur l’ampleur de
ces liens d’intérêts et sur leur encadrement. Chaque rédaction s’est focalisée
sur le CHU de son secteur. Celui de Rouen, pour Paris-Normandie.
Nous avons principalement étudié les liens
d’intérêts renseignés en 2018, dernière année complète au moment de l’enquête.
Prudence dans l’interprétation des chiffres : certaines conventions
déclarées en 2018 se sont traduites en avantages et rémunérations en 2019. Les
montants indiqués ne correspondent donc pas toujours à des versements reçus par
les personnels médicaux en 2018. Ils livrent cependant un aperçu de l’ampleur
des sommes en jeu.
Entre les médecins du CHU
de Rouen et l’industrie de la santé, des milliers de liens d’intérêts
Pour faire tourner leurs laboratoires de
recherche ou présenter leurs travaux à des congrès internationaux, les
spécialistes hospitaliers peuvent difficilement se passer de l’argent des
entreprises de santé. Un constat partagé au CHU de Rouen, qui questionne
l’indépendance de l’hôpital public, malgré des progrès en matière d’encadrement
de ces liens d’intérêts.
Un million huit cent vingt-et-un mille neuf
cent vingt-six. C’est à l’euro près la somme des avantages en nature et
conventions rémunératrices que les entreprises de santé (laboratoires
pharmaceutiques et fabricants de dispositifs médicaux) ont octroyés aux
personnels médicaux du CHU de Rouen en 2018, d’après la base publique
Transparence santé. L’établissement normand se classe 16 ème sur 32 CHU pour le
montant total des liens financiers de ses professionnels de santé avec le
privé.
Les liens d’intérêts au CHU de Rouen en 2018
(Paris-Normandie Infographie / Source : Transparence Santé).
Inscriptions à des congrès scientifiques,
remboursements de frais de transport, d’hébergement, de restauration, contrats
d’expert ou d’orateur à des colloques... La liste des liens d’intérêts est
longue (plus de 10.000 déclarations) et diverse. Bien plus que celle des
bénéficiaires.
Si, en 2018, médecins,
infirmiers, pharmaciens ou manipulateurs en radiologie du CHU de Rouen ont bénéficié,
en moyenne, de 2 128 € par personne, les premiers cités se taillent la part du
lion. Quinze médecins pèsent à eux seuls près d’un tiers du total.
Cardiologues, rhumatologues, dermatologues… Des pointures dans leur domaine.
« Leaders d’opinion »
« Les industriels ont besoin des
médecins spécialistes pour les conseiller sur de nouvelles molécules, leur confier
des études, explique le professeur Pascal Joly, chef du service de dermatologie
du CHU de Rouen. Ces leaders d’opinion sont sollicités sur la base de deux
critères : une grosse activité dans leur spécialité et une renommée
notamment acquise par leurs interventions à des congrès médicaux. »
Sur la troisième marche du podium des
laboratoires les plus généreux envers les spécialistes rouennais, AbbVie a
notamment travaillé avec eux pour tester « en conditions réelles
d’utilisation » l’efficacité et la tolérance du Maviret. Un traitement
contre l’hépatite C autorisé à la vente à l’hôpital et en pharmacie depuis mars
2018.
Ce genre d’étude donne lieu à des versements
d’honoraires, calculés selon des critères « en lien avec l’expérience,
l’expertise et la notoriété du professionnel de santé », précise AbbVie.
« Ces contreparties vont sur des lignes budgétaires gérées par la
direction de la recherche clinique et réservées aux dépenses liées à la
recherche », indique Vincent Mangot, directeur des affaires médicales du
CHU de Rouen.
« Les financements publics à la
recherche ne sont globalement pas à la hauteur des besoins des professionnels
de santé. »
Les conflits d’intérêts
au sein de l’AP-HP, mieux les connaître, mieux les prévenir (rapport de mars
2016)
« Les fonds privés sont indispensables
pour financer, pour tout ou partie, certaines recherches ou prises en charge de
patients en recherche clinique », observait, en 2016, un groupe de travail
sur la prévention des conflits d’intérêts à l’Assistance publique-Hôpitaux de
Paris (AP-HP). « Les financements publics à la recherche, bien que non
négligeables, ne sont globalement pas à la hauteur des aspirations et besoins
des professionnels de santé. »
À Rouen, le professeur Joly se livre au jeu
des comparaisons : « Le budget des études d’origine industrielle
tourne autour de 4 à 5 millions de dollars, alors que les financements publics
du programme hospitalier de recherche clinique s’élèvent en moyenne à 650.000
euros. »
7.451 euros le congrès en Californie
La dépendance à l’industrie de la santé est
surtout valable en matière de formation continue des médecins, dont fait partie
la participation à des congrès médicaux. « Notre budget formation,
d’environ 200.000 euros, ne permettrait pas à nos experts de se rendre à des
congrès internationaux et d’y présenter leurs travaux », assure Vincent
Mangot.
Le laboratoire Janssen-Cilag - dont un centre
de recherche se situe à Val-de-Reuil (Eure) - a sponsorisé à quatre reprises le
professeur Joly pour lui permettre de participer au congrès annuel de
l’Académie américaine de dermatologie. La dernière fois, à San Diego
(Californie), du 16 au 20 février 2018. Coût du séjour pris en charge par le
sponsor : 7 451 euros.
L’intéressé fait valoir que sa participation
à ces réunions « a permis l’implication du CHU de Rouen dans neuf
publications scientifiques internationales, ce qui est d’un certain intérêt
scientifique et financier pour le CHU. » Référence aux scores fondés sur
les publications scientifiques qui servent à calculer les crédits publics à la
recherche.
Convention d’hospitalité du professeur Pascal
Joly au congrès annuel 2018 de l’Académie américaine de dermatologie
(Source : Eurosfordocs).
Et le risque de conflits d’intérêts dans tout
cela ? « Le remboursement des frais de déplacement pour se rendre à
un congrès, les repas financés par l’industrie, le financement de la recherche
et les honoraires augmentent la probabilité de demandes d’ajouts des produits
du sponsor aux formulaires de l’établissement de santé », pointe
l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans un manuel sur la promotion
pharmaceutique. Un facteur de « surcoûts » pour l’hôpital,
« dont les acteurs n’ont pas toujours conscience », selon le rapport
de l’AP-HP.
À Rouen, les médecins interrogés récusent
tous l’idée d’une influence des laboratoires sur leurs pratiques. Sur ce point,
le professeur Joly ne cache pas son agacement : « Je n’ai jamais fait
un topo pour défendre un médicament de merde auquel je ne crois pas ! Nous
sommes chacun en lien avec cinq, six laboratoires. Le risque de conflit
d’intérêts est donc dilué. »
Pour le professeur Olivier Vittecoq, chef du
service de rhumatologie, « les accusations de conflits d’intérêts ont
surtout altéré nos relations avec les laboratoires, dans la construction de
partenariats visant à améliorer la formation des médecins et à construire des
projets de recherche. »
Une commission de contrôle réunie... une
seule fois
S’inspirant de la réflexion éthique engagée à
l’AP-HP, le CHU de Rouen a renforcé ses procédures de contrôle des
collaborations de ses médecins avec les entreprises de santé. En 2018 est créée
une commission, composée de représentants des praticiens hospitaliers, de la
direction générale du CHU et de la présidence de la commission médicale
d’établissement.
Son but ? « Connaître la durée et
les rémunérations des activités accessoires des médecins qui se cumulent à leur
temps de travail hospitalier et universitaire, développe Vincent Mangot. Le
dernier mot revient à la direction générale du CHU et au doyen de la faculté de
médecine, avant transmission de la demande au Conseil de l’Ordre des
médecins ; l’avis consultatif de la commission (favorable, favorable sous
conditions ou défavorable) vient éclairer cette décision. »
Depuis sa création, cette
commission ne s’est réunie qu’une seule fois, pour rendre un avis favorable.
Explication du CHU de Rouen : la commission ne délibère que sur les « cas
complexes » qui risquent de trop empiéter sur les obligations de service
des praticiens. Pas de quoi « altérer » les collaborations entre médecins
hospitaliers et entreprises de santé.
Le CHU de Rouen en chiffres en 2018
Cinq sites : Charles-Nicolle,
Bois-Guillaume, Saint-Julien, Oissel et Boucicaut.
270.000 patients venus au moins une fois en
2018.
1er employeur de la région avec 10.351
personnels.
707 millions d’euros de dépenses
d’exploitation, dont 104,5 millions d’euros de dépenses de personnel médical et
171 millions d’euros de dépenses médicales et pharmaceutiques.
410 nouvelles études biomédicales
enregistrées en 2018, 92 dont le promoteur est un établissement de santé
extérieur (Groupement inter-régional de recherche clinique et d’innovation
Nord-Ouest, Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, etc.), 37 dont le promoteur
est associatif ou académique (ANRS, Unicancer, etc.), 80 dont le promoteur est
un industriel, 19 promues par le CHU de Rouen, 175 études observationnelles.
2.323 publications scientifiques entre 2013
et 2016.
Deux spécialistes rouennais
au cœur des liens avec les fabricants de dispositifs médicaux
Peut-être moins connus que les laboratoires
pharmaceutiques, les fournisseurs de robots chirurgicaux ou systèmes d’imagerie
médicale collaborent pourtant avec les deux praticiens rouennais les plus
concernés par des liens d’intérêts, en 2018.
L’un est chirurgien thoracique, expert en
chirurgie robotique. Le second est cardiologue-rythmologue, spécialiste, entre
autres, du traitement de la fibrillation atriale, une arythmie cardiaque
complexe. Tous deux exercent leurs talents au CHU de Rouen.
En 2018, les professeurs Jean-Marc Baste et
Frédéric Anselme se hissent respectivement au premier et au second rang des
praticiens rouennais pour les montants de leurs liens d’intérêts avec les
entreprises de santé. Le premier totalise 60.551 euros, le second, 54.543
euros. Au-delà des sommes, c’est leur répartition qui interpelle.
Liens d’intérêts hyperconcentrés
Si, en 2018, le fabricant de robots
chirurgicaux, Intuitive Surgical, a octroyé 56.689 euros d’avantages et de
contrats rémunérateurs aux personnels médicaux du CHU de Rouen, près de
99 % de ce montant était destiné à Jean-Marc Baste. L’entreprise
américaine pèse ainsi 92 % des liens d’intérêts du chirurgien
rouennais.
Cette hyperconcentration ne doit rien au
hasard, d’après le professeur Baste : « Il n’existe actuellement
qu’un seul industriel en robotique, c’est la société Intuitive Surgical. »
Son robot, commercialisé sous le nom « Da Vinci », est utilisé à
Rouen depuis 2012. Coût d’acquisition du dernier modèle, en 2018 : 1,5
million d’euros, avec le concours de la Région Normandie (750.000 euros) et de
la Métropole Rouen Normandie (500.000 euros).
Grâce à son système d’imagerie 3D et ses bras
articulés, reproduisant les gestes du chirurgien avec une précision millimétrée,
il permet de pratiquer une chirurgie dite « mini-invasive ».
« Des cicatrices plus petites, pour un délai de rétablissement moins
long », résume Jean-Marc Baste.
Depuis 2014, le CHU de Rouen se distingue
comme « centre expert européen » en chirurgie thoracique
mini-invasive. Ce qui vaut au professeur Baste de sillonner la France pour
former ses homologues à la chirurgie robotique. Avec le soutien financier
d’Intuitive Surgical, dont il a reçu 73.423 euros d’avantages (honoraires et
frais d’hospitalité sur les lieux de formation) et 43.000 euros de
rémunérations, entre 2013 et 2018.
Les avantages et rémunérations octroyés par
Intuitive Surgical à Jean-Marc Baste entre 2013 et 2018 (Source :
Eurosfordocs).
L’intéressé assure que « ce système de
formation est le plus efficace pour accompagner les innovations technologiques
et s’inspire notamment de la cardiologie ». La discipline de son confrère,
Frédéric Anselme.
Lui aussi délivre des formations et
communications financées par des fabricants de matériel médical : Sorin
(55.120 euros d’avantages et de rémunérations entre 2013 et 2018), Livanova
(37.995 euros), Boston Scientific (24.774 euros) ou encore Medtronic (23.888
euros).
Défi déontologique
En 2017, Medtronic a remporté aux dépens de
Boston et St. Jude Medical l’appel d’offres pour l’équipement de la seconde
salle de rythmologie du CHU de Rouen, qui permet de visualiser le cœur et ses
troubles les plus cachés. Le contrat comprenait également une prestation de
conseil pour développer l’ambulatoire et la fourniture de défibrillateurs et
stimulateurs cardiaques implantables.
En tant que responsable de l’unité de
rythmologie, Frédéric Anselme a participé au groupe d’experts (cardiologues,
pharmaciens, cadres de santé, juristes, ingénieurs) chargé de suivre l’appel
d’offres. « Mon rôle consistait à définir les besoins du service inscrits
dans le cahier des charges et à étudier les offres en fonction du meilleur
compromis pour le patient », détaille-t-il.
Assurer des formations rémunérées par un
équipementier tout en contribuant à la rédaction de la consultation lancée par
son hôpital pour l’achat d’un dispositif fourni par ce même équipementier.
Selon un rapport remis en mars 2016 à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris,
il s’agit d’une situation de potentiel conflit d’intérêts.
Le professeur Anselme exclut cependant tout
favoritisme pour Medtronic : « Je continue de travailler avec les
produits de Boston et St. Jude. En tant qu’universitaire, je me dois de
présenter à mes étudiants le fonctionnement de tous les dispositifs existants,
quelle que soit la marque. Nous ne voulions pas d’un contrat d’exclusivité avec
Medtronic. »
De fait, la part de marché de Medtronic dans
les dispositifs médicaux de rythmologie, « légèrement inférieure à
50 % avant le nouveau marché, approche désormais les 55 % »,
informe Ronan Talec, directeur des achats du CHU de Rouen.
Cet exemple illustre toutefois la position
singulière des spécialistes hospitaliers, à la fois experts auprès des
entreprises de santé, évaluateurs du service médical rendu de leurs innovations
et utilisateurs finaux de ces produits. Un véritable défi déontologique.
« Je m’interrogeais
sur la fiabilité des conseils donnés à mes patients »
Christian Guy-Coichard est
médecin de la douleur à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris depuis 2005 et
administrateur du Formindep, association créée en 2004 « pour une
formation et une information médicales indépendantes ».
Paris-Normandie : Vous refusez
d’entretenir des liens financiers avec l’industrie de la santé depuis 2013.
Pourquoi ?
Christian Guy-Coichard : « Dès mes
débuts à l’hôpital, certaines habitudes très ancrées m’étonnaient. Notamment
celle de considérer les entreprises de santé comme pourvoyeuses d’avantages non
fournis par l’administration hospitalière. Pour vous rendre à un congrès de
formation médicale, vous devez demander à un laboratoire de vous y inviter.
D’abord pour y assister, puis pour y parler et vous former à l’écriture
d’articles scientifiques.
Les industriels vous intègrent ainsi dans une
sorte de réseau dont il est difficile s’extraire. Ces mêmes entreprises vous
apportent une information synthétique sur les médicaments, ce qui représente un
énorme gain de temps. J’entendais des collègues répéter presque mot pour mot le
discours des laboratoires ! J’ai donc fini par m’interroger sur la
fiabilité des conseils que je pouvais donner à mes patients. »
P.N : Y a-t-il eu un élément
déclencheur ?
C.G.-C. : « C’était lors d’un
congrès, en 2012. Certaines recommandations pour la prise en charge des
douleurs neuropathiques (provoquées par des lésions nerveuses) allaient dans un
sens (pause)... Étonnant. On avait mis en avant les opioïdes comme traitements
de première intention. Ce qui n’est jamais arrivé, sauf cette année-là, car un
laboratoire pharmaceutique avait « poussé » cette
recommandation. »
« Les médecins sont tous persuadés
d’être moins soumis à l’influence des industriels que leurs
confrères. »
Christian Guy-Coichard
P.N. : Comment faites-vous, aujourd’hui,
pour continuer à vous former sans soutien financier des
laboratoires ?
C.G-C. : « J’exige de ma structure
hospitalière qu’elle finance ma participation à au moins un congrès par an.
C’est un combat permanent mais indispensable. Les congrès scientifiques restent
l’occasion de partager des interrogations, des avancées thérapeutiques. Il
importe néanmoins de construire un regard critique sur ce qui s’y
dit. »
P.N. : Les médecins sont-ils
suffisamment formés à l’exercice de ce regard critique ?
C.G.-C. : « Aujourd’hui, les études
de médecine proposent une initiation à la lecture critique d’articles
scientifiques. Ce qui n’était pas le cas à mon époque. La plupart des médecins
en poste actuellement n’ont jamais été formés à poser un regard critique sur
l’information qui leur est donnée, notamment celle provenant des
laboratoires. »
P.N. : Comment expliquez-vous le déni
des médecins quant à l’influence des laboratoires sur leurs pratiques ?
C.G.-C. : « Que ce soit pour la
recherche ou leur fonctionnement quotidien, les services hospitaliers ont
besoin du coup de pouce financier des laboratoires. Cette réalité participe
grandement à construire un déni de l’influence. Les formes de ce déni sont
connues : les médecins sont tous persuadés d’être moins soumis à l’influence
des industriels que leurs confrères, de disposer de tous les éléments pour
adopter un regard critique sur l’information issue des laboratoires, que plus
ils reçoivent d’avantages d’entreprises différentes, moins ils sont influencés,
etc. »
« Transparence Santé ne suffit
pas. »
Christian Guy-Coichard
P.N. : Les liens avec les industriels ne
sont-ils pas nécessaires au progrès médical et à sa diffusion auprès des
patients ?
C.G.-C. : « Le problème ne réside
pas dans l’existence de liens avec les entreprises de santé, mais dans la
nature de ces liens. À partir du moment où il y a rémunération ou avantage, ce
n’est pas de même nature qu’une recherche où le médecin investigateur serait
indépendant du laboratoire qui fournit le produit. Les médecins ne maîtrisent
pas l’utilisation des résultats d’essais cliniques à promotion industrielle.
Beaucoup de résultats d’essais cliniques ne sont pas déclarés (environ 50%,
selon l’Organisation mondiale de la santé, NDLR), ce qui crée un énorme biais
de publication au bénéfice des études favorables aux molécules inventées par
les laboratoires. »
P.N. : Comment mieux prévenir les
risques de conflits d’intérêts entre médecins hospitaliers et entreprises de
santé ?
C.G.-C. : « Déjà, les CHU
pourraient demander aux médecins qu’ils salarient une déclaration de leurs
liens d’intérêts. Transparence Santé ne suffit pas car il n’existe aucune
autorité pour contrôler les déclarations et sanctionner les abus. Il faudrait
aussi généraliser les fondations hospitalières. Celles-ci permettent de
recueillir des fonds privés et de les redistribuer de façon à garantir
l’anonymat des financements et l’absence d’influence directe sur les programmes
de recherche et les médecins qui y participent. Ce modèle pourrait également
s’appliquer à la prise en charge des frais de participation aux congrès
médicaux. »
Transparence des liens d’intérêts :
encore un effort
Dix ans après le scandale sanitaire du
Mediator, ces anciens ou actuels acteurs du monde de la santé s’accordent sur
un point : la transparence sur les liens d’intérêts entre industriels et
professionnels de santé doit encore progresser.
« Le seul contrôle des liens d’intérêts
ne suffisait pas. Il fallait aller plus loin dans la transparence,
l’impartialité et la rigueur administrative. » Ministre de la Santé de
2010 à 2012, Xavier Bertrand est à l’origine de la loi éponyme qui a institué
la base de données publique Transparence Santé, adoptée à la suite du scandale
du Mediator. Cette plateforme rend accessible « l’ensemble des informations
déclarées par les entreprises sur les liens d’intérêts qu’elles entretiennent
avec les acteurs du monde de la santé ».
Joint par nos confrères de La Voix du Nord,
l’actuel président de la Région Hauts-de-France estime que le texte doit être
toiletté : « Voter une loi, c’est bien. L’appliquer, c’est bien.
L’évaluer, c’est encore mieux. J’avais souhaité une évaluation dans les cinq
ans par les parlementaires, ce qui n’a toujours pas été le cas. » D’après
l’ancien ministre, il faudrait remanier Transparence Santé, pour rendre sa
masse d’informations « plus accessible aux patients. »
« Dans les faits, il n’y a pas de
sanctions. »
Gérard Bapt, ex-député socialiste et
président de la commission parlementaire sur le Mediator
Mais l’amélioration de la transparence ne se
limite pas à la question de l’accessibilité des données. Encore faut-il que
celles-ci soient exhaustives. C’est là où le bât blesse, selon Gérard Bapt,
ex-député socialiste et président de la commission parlementaire sur le Mediator,
interrogé par le bureau parisien du groupe de presse EBRA (Est Bourgogne Rhône
Alpes) : « Ce qui peut se passer en dehors des frontières françaises
n’apparaît pas. La base peut aussi être contournée. Un laboratoire peut charger
une agence de communication d’organiser un congrès médical, elle ne sera pas
tenue de le déclarer. »
Le médecin-cardiologue regrette que
« dans les faits, il n’y ait pas de sanctions » contre les
laboratoires qui manquent à leur devoir de déclarer leurs liens d’intérêts avec
les professionnels de santé. « C’est difficile, admet-il, car on touche à
une approche politique, avec la possibilité de mesures de rétorsion sur
l’emploi, l’investissement… Il faudrait faire pression sur le Leem
(l’organisation professionnelle des entreprises du médicament opérant en
France, NDLR) pour que cela soit fait sérieusement. »
Entorses persistantes à la loi
« anti-cadeaux »
Le Leem, justement, a mis en place, voilà
huit ans, un comité de déontologie financé par les sociétés adhérentes :
le Codeem. Cet organisme « a vocation à sanctionner les entreprises qui
dérogent au code de déontovigilance européen, qui s’impose à toute entreprise
du médicament », expose son président, Grégoire Moutel, dans des propos
recueillis par Le Parisien. « La sanction va de l’avertissement à
l’éviction du Leem. »
Le Codeem interdit l’organisation de
manifestations dans des lieux ludiques ou somptuaires, les soirées de gala, les
dîners avec spectacle ou encore la remise de cadeaux en marge de congrès
médicaux. « Depuis trois, quatre ans, nous avons ouvert une vingtaine de
dossiers de mise en garde pour non respect de la loi sur les cadeaux »,
assure Grégoire Moutel. Sans aucune sanction jusque là.
Également interrogé sur Transparence Santé,
le président du Codeem voit rouge : « On en a assez de cet outil non
co-construit avec les entreprises du médicament, qui fonctionne mal et à cause
duquel ces entreprises continuent de prendre des coups. »
À l’heure où nous écrivons ces lignes, la
ministre de la Santé, Agnès Buzyn, n’a pas répondu à nos questions.
Comment avons-nous fait pour mener à bien
cette enquête ?
Nous avons pu nous appuyer sur les données
publiques, officielles, de la base nationale Transparence Santé, mises à
disposition par le Ministère des Solidarités et de la Santé.
Créée en 2012 dans le cadre de la loi
Bertrand, pour renforcer « la sécurité sanitaire du médicament et des
produits de santé », ce fichier a vocation à rendre visibles les liens
financiers entre les médecins et les entreprises de la santé, dès lors que leur
montant dépasse 10 euros. Les entreprises sont tenues d’y déclarer les
conventions signées avec les professionnels de santé dans le cadre de leur
fonction : chaque repas, déplacement, manifestation scientifique, contrat
d’expertise ou d’orateur financé par l’industrie y apparaît donc. Les liens
d’intérêts avec les établissements publics ou privés, avec les associations de
professionnels ou de patients y sont également recensés. Pour la seule année
2018, que nous avons étudiée, la base Transparence Santé liste plus de 2,5
millions de déclarations des entreprises représentant près de 1,36 milliard
d’euros qui irriguent le système de santé français.
Toutefois, la base Transparence Santé connaît
des limites. Les données sont auto-déclarées et renseignées par les entreprises
de la santé (ou leurs sous-traitants), sans contrôle a posteriori de leur
conformité. Comme l’ont déjà soulevé différentes instances officielles et
médias, les erreurs y sont fréquentes : par conséquent ces données ne montrent
pas l’entièreté des liens d’intérêts entretenus mais constituent néanmoins le
seul éclairage officiel et pertinent disponible à ce jour.
Pour analyser plus spécifiquement les
relations de l’industrie avec l’hôpital public, nous avons croisé les données
de la base Transparence avec celles de l’Annuaire Santé, une source officielle
qui associe chaque praticien à l’établissement auquel il est rattaché en
fonction d’un identifiant unique, le RPPS. Dans un second temps, nous avons
également corrigé manuellement la situation des médecins apparaissant dans la
base Transparence Santé pour lesquels aucun identifiant RPPS n’était renseigné.
L’ensemble de ces données nettoyées ont été « découpées » et
associées à chacun des 32 CHU concernés. Plusieurs milliers de déclarations
n’ont finalement pu être exploitées en raison des erreurs de saisie ou des
omissions qu’elles comportaient, entraînant une sous-estimation probable des
montants que nous publions aujourd’hui.
Notre travail a été grandement facilité par
le projet Eurosfordocs qui agrège en ligne les déclarations d’intérêts de la
base Transparence Santé pour les rendre accessibles au grand public au travers
d’un outil plus ergonomique, plus synthétique et enrichi. De nombreux
professionnels de santé spécialisés dans la gestion des conflits d’intérêts, le
ghost-writing, la lecture critique d’articles et les relations avec le monde
médical nous ont également accompagné à différents stades de nos travaux.
Qu’ils en soient ici remerciés.
Article de Valentin Lebossé
Source : paris-normandie.fr
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