Contrairement à ce qu’affirme l’exécutif
depuis le début de la crise, la doctrine visant à détenir un stock stratégique
d’un milliard de masques était inchangée depuis dix ans. Alerté dès 2018 sur la
pénurie, le ministère de la Santé n’a pas réagi
Pendant des semaines, le gouvernement a
tout fait pour le dissimuler. Au mois de février, alors que le coronavirus se
propage déjà en France, le stock de masques de l’Etat est pratiquement à sec.
Une situation qui n’empêche pas Jérôme Salomon, le directeur général de la santé
(DGS), d’assurer avec aplomb qu’aucune pénurie n’est à craindre.
Au même moment pourtant, soignants libéraux,
personnels hospitaliers et même autorités régionales de santé sont dans le
noir. Le ministère de la Santé ne leur donne pratiquement aucune visibilité sur
les livraisons de masques à venir et acte, sans le dire, une gestion au
compte-gouttes des stocks publics.
Mi-mars, après plusieurs semaines d’inquiétude,
les autorités consentent enfin à communiquer l’état du stock stratégique
disponible en janvier : 117 millions
de masques chirurgicaux et aucun masque FFP2 (modèle plus protecteur), contre
respectivement 1 milliard et 600 millions dix ans plus tôt.
Mais le gouvernement, par l’intermédiaire
d’Olivier Véran, le ministre de la Santé, réfute une gestion de la pénurie et
se défausse à plusieurs reprises :
cette faiblesse initiale des stocks serait due à un changement de doctrine et
de décisions vieilles de près de dix ans. Un véritable mensonge d’Etat. De
nouveaux témoignages et documents consultés par Libération permettent en effet
de démontrer les errements du gouvernement et la responsabilité du ministère de
la Santé dans ce désastre.
Mensonge sur la nouvelle
doctrine
« La nouvelle doctrine ne consistait pas à mettre fin aux stocks, » affirme Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013
et aujourd’hui directeur de l’Agence régionale de santé (ARS)
d’Auvergne-Rhône-Alpes. «L’idée n’était
pas de les faire diminuer. »
Au cœur des décisions
prises dans les années 2010, le haut fonctionnaire est formel : contrairement à ce que prétend l’exécutif, la doctrine sur les
stocks stratégiques de masques n’a évolué qu’à la marge. Les réflexions ont surtout
porté sur les types de masques à utiliser plutôt que sur les niveaux, une
évolution « qualitative » selon l’ex-DGS : « L’idée était, sur la foi de rapport scientifique, de
réserver les FPP2 à un certain nombre d’actes médicaux. » Alors que
pendant les épidémies précédentes (H5N1 et H1N1), ces protections plus
coûteuses avaient été distribuées plus largement par l’Etat.
Plusieurs documents relatifs à cette
stratégie démontrent par ailleurs que l’évolution marginale de la doctrine n’explique
pas le fiasco actuel.
Au début des années 2010, les stocks
sont encore à leur plus haut niveau. Une note de la DGS datée du 27 juillet
2011, déjà évoquée dans la presse, mentionne des réserves de 600
millions de FFP2 et 800 millions de masques
chirurgicaux. A ce moment-là, l’objectif du stock est toujours fixé à 1
milliard de masques chirurgicaux, et pas à 145 millions, comme l’a affirmé Véran
début mars.
Toujours en 2011, le directeur général
de la santé Didier Houssin saisit le Haut Conseil de la santé publique (HCSP)
sur la gestion d’un stock de masques. Cette haute autorité publique doit
notamment se prononcer sur les types de modèles devant constituer ce stock. Préconisant
le port du masque chirurgical pour la population générale, il indique que les
masques FFP2 doivent être réservés aux personnels de santé dans des situations à
risque. En 2013, l’idée est résumée dans une doctrine du Secrétariat général de
sécurité et de défense nationale (SGDSN) qui, contrairement à ce qu’affirme l’exécutif,
ne prône pas l’arrêt des stocks.
Comme l’explique à Libé un cadre de l’Etablissement
de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) en poste durant
ces années là, c’est à cette période que les employeurs, donc les établissements
de santé, sont chargés de gérer les stocks de FFP2, les stocks centralisés
continuant d’exister pour les seuls masques chirurgicaux.
Dans les stocks stratégiques, « le
sort des masques FFP2 est réglé à ce moment-là. On a laissé mourir les stocks »,
assène un autre professionnel du secteur. La dernière commande par l’Etat date
de 2010. Avec une durée de validité de quatre à cinq ans, il est donc logique
que le stock se retrouve à zéro quand démarre l’épidémie de Covid-19. Mais
contrairement à ce qu’a aussi prétendu le gouvernement, ce transfert de masques
FFP2 du stock stratégique vers les stocks « tactiques » des établissements
de santé n’exonère pas l’Etat d’un contrôle sur les niveaux nécessaires en cas
d’épidémie. Un logiciel nommé Sigesse permet même aux ARS, à la DGS et à Santé
publique France de suivre et contrôler les volumes disponibles.
Dans le stock stratégique, l’objectif d’un
stock conséquent de masques chirurgicaux, lui, n’a jamais été officiellement
abandonné. Du moins pas avant 2017.
En atteste une circulaire interministérielle
de 2013 toujours en vigueur sur le « dispositif de stockage et de
distribution des stocks stratégiques » qui vient rappeler l’essentiel :
l’Etat est bien censé constituer des stocks stratégiques et distribuer des
masques chirurgicaux à la population en cas de situation sanitaire
exceptionnelle. « Le milliard de masques chirurgicaux est toujours resté
la doctrine de sécurité sanitaire », certifient deux hauts fonctionnaires
aux commandes jusqu’en 2018.
Comment les stocks ont
fondu
Si l’objectif du milliard
de masques chirurgicaux dans les stocks stratégiques de l’Etat n’a jamais été
abandonné, comment expliquer que l’on se soit retrouvé avec à peine plus de 100
millions d’unité début 2020 ?
La réponse est à mi-chemin
entre l’incurie du gouvernement actuel et celle du précédent. Selon nos
informations, une ligne budgétaire est censée planifier depuis 2013 l’achat de
100 millions de masques par an par l’Eprus (intégré à Santé publique France en
2016). En réalité, entre 2012 et 2017, pendant le quinquennat de François Hollande,
seule une commande de 100 millions d’unités a été passée. En 2014 et 2015, deux
marchés pour l’acquisition de 20 millions de masques pédiatriques ont été
lancés. Au total, cela porte à 140 millions le nombre de masques acquis en cinq
ans sous l’exécutif socialiste. Très loin des 500 millions prévus pour la même
période.
Cette ligne budgétaire consacrée à l’achat
de masques n’a pas été respectée en raison des arbitrages du ministère à l’époque.
« On était coincés par une règle de comptabilité, rapporte l’un des cadres
de l’Eprus à cette époque.
Aucune ligne n’est prévue pour les
urgences. Or en 2014, il y a eu Ebola. En 2015, les attentats. En 2016, la préparation
de l’Euro de foot. A quoi il faut ajouter les risques de menaces bioterroristes
et des épisodes grippaux importants, un besoin d’antiviraux en 2014, 2015. Donc
à cause de ces événements importants qui ont fait changer la trajectoire, il n’y
a pas eu d’achats. » Interrogée à propos de ces choix budgétaires, la
ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, dit avoir « le
souvenir que parmi les stocks achetés, il y a eu des sérums contre la variole,
du Tamiflu et des combinaisons intégrales anti-Ebola. Ce sont des achats
logiques compte tenu des enjeux de sécurité sanitaire d’alors ». Et donc
pas de masques.
Touraine affirme aussi qu’à son départ,
le stock était de 754 millions de masques. Mais l’essentiel était hors d’usage.
Constitués dans l’ensemble de masques datant des années 2000, ces lots n’avaient
pas de date limite d’utilisation. Or depuis les années 2010, les masques
chirurgicaux sont censés afficher une durée d’utilisation limitée à cinq ans.
En plus de l’élastique qui s’abîme, ils peuvent aussi perdre de leur capacité
de filtration, ou s’abîmer pendant le stockage. Sauf que, « pendant des
années, on a eu des stocks très importants, mais dont une grande partie n’avaient
pas de date de péremption », se souvient notre expert. Il a donc fallu
faire le tri. « En 2016, 2017, une réflexion a débuté pour remettre à plat
ces questions. »
En 2018, une expertise est lancée par
Santé publique France sur « l’évaluation de la qualité et de l’efficacité
des masques chirurgicaux ». Le marché est remporté par l’entreprise belge
Centexbel. L’objectif : tester 125 échantillons
composés chacun d’environ 25 masques et leur faire passer toute une batterie de
tests : filtration bactérienne,
respirabilité, biocompatibilité (réactions sur la peau), propreté microbienne
et résistance de l’élastique. Le résultat tombe :
la totalité du stock testé ne répond plus aux exigences européennes. « Ils
étaient tous non conformes, sauf 100 millions qui s’apprêtaient à être périmés »,
se remémore François Bourdillon, directeur de Santé publique France de 2016 à
2019. Ces 100 millions restants sont ceux commandés en 2013 sous Touraine. Tout
le reste est à jeter.
Mais même pour détruire ces masques
inutilisables, ça traîne. « Je me souviens que ça coûtait cher, il fallait
faire appel à des entreprises agréées, il y a le coût de la logistique pour les
sortir puis le coût pour les détruire », relate Bourdillon. Une grande
partie de ces masques inutilisables sont toujours dans les entrepôts de 36 .000
m2 du stock stratégique de Santé publique France situé à Marolles (Marne).
La responsabilité du
gouvernement
En 2018, Jérôme Salomon
reçoit le rapport de Santé publique France sur l’état des masques. Le résultat
est catastrophique. Le stock stratégique est réduit à néant : seuls 100 millions de masques sont encore utilisables, et ils
périment l’année suivante. « A ce moment-là, il y a eu des réunions au
ministère pour estimer ce qu’il fallait commander, se souvient François
Bourdillon. Et puis j’ai reçu une instruction de commande de la DGS d’une
faible quantité, qui ne permettait pas de remonter le niveau du stock. Il a été
décidé à ce moment-là de ne pas reconstituer le milliard de masques. »
Dans un numéro
d’illusionniste et sans détailler ce contexte, Jérôme Salomon a évoqué le 23
avril, lors d’une audition à l’assemblée nationale, cette commande de
« 100 millions de masques ». Un volume qui permettait seulement de
remplacer la dernière partie du stock quasiment périmée. « Certains ont
considéré qu’un stock de masques pour la population n’était pas si important
que ça », regrette aujourd’hui François Bourdillon.
En juin 2019, un an après le constat de
la faiblesse du stock, un avis d’experts de Santé publique France « relatif
à la stratégie de constitution d’un stock de contre-mesures médicales face à
une pandémie grippale » est publié. Ce document indique « qu’il n’y a
aucun élément nouveau qui amènerait à modifier les recommandations émises »
par le passé. En clair, le besoin pour équiper en cas de pandémie la population
seule (sans compter les soignants) est d’un milliard de masques chirurgicaux.
Ce groupe de travail, piloté par Jean-Paul Stahl, professeur de maladies
infectieuses au CHU de Grenoble, avait-il été informé de l’état du stock ?
« Pas du tout », rétorque ce dernier à Libération.
Le ministère de la Santé est pourtant
parfaitement au courant de la quasi pénurie. A la suite de la publication de
cet avis, aucune décision de renflouer les stocks n’a, là non plus, été décidée
par le gouvernement. Quelle était alors la position de Santé publique France ?
« Nous, on est là pour exécuter les instructions, mais quand on remet un
rapport d’expertise externe au ministère, c’est une forme de demande… Cet avis était
fait pour ça, c’était un rapport de décision, ce n’était pas fait pour être
rangé dans un placard », explique aujourd’hui François Bourdillon, qui a
quitté la direction à l’été 2019.
Contactés, les premiers responsables de
ce choix, Agnès Buzyn, qui était alors ministre de la Santé, et Jérôme Salomon,
n’ont pas répondu à nos questions sur ce qui avait guidé cette décision.
Même s’il prône la transparence sur sa
gestion des masques, le gouvernement entretient surtout le flou depuis le début
de l’épidémie. Etrangement, la commande évoquée par Jérôme Salomon de 100
millions de masques en 2018 n’apparaît pas dans la liste des appels d’offres
passés par Santé publique France. Interrogés à ce propos, l’agence et le ministère
n’ont pas donné d’explications. Cette commande avait-elle été entièrement ou
partiellement livrée au début de l’épidémie ?
Comment était réellement constitué ce
stock de 117 millions de masques dont disposait la France en début d’épidémie ?
Lors de son audition à l’Assemblée
nationale le 23 avril, Jérôme Salomon a jeté le trouble en évoquant « 72
millions de masques repris par Santé publique France », après leur date de
péremption. L’état de ces masques a-t-il été expertisé avant d’être réintégré ?
Interrogée à ce propos, la DGS n’a, là
encore, pas répondu à nos questions.
Au plus fort de l’épidémie, dans les régions
les plus touchées par le virus, l’écart est abyssal entre les besoins des
personnels soignants et les dotations attribuées par l’Etat, comme le révèle un
document du ministère de la Santé présenté lors du Conseil de défense et de sécurité
nationale le 25 mars. A l’hôpital de Mulhouse, dans le Haut-Rhin, les besoins,
même à l’économie, sont de 84. 000 masques
chirurgicaux et 35 .000 masques FFP2 par
semaine : l’Etat n’en distribue respectivement
que 20 .000 et 5. 000
par semaine.
À l’échelle nationale,
les récits de médecins, infirmiers, aide-soignants désarmés se multiplient. Fin
mars, alors que l’épidémie est de plus en plus virulente et que les besoins
sont estimés pour les soignants à au moins 40 millions de masques par semaine,
le ministère de la Santé en a déstocké seulement 69 millions en huit semaines,
selon ce même document du ministère de la Santé.
L’Etat s’est aussi avéré incapable de
fournir des masques à toutes les personnes malades. Les commandes passées par
les autorités, trop tardives, n’y suffiront pas. Le stock stratégique, pensé
justement pour une crise sanitaire, est largement insuffisant. Un haut
fonctionnaire en première ligne résume la situation :
« Ils sont tellement incertains de
ce qu’il va se passer avec les importations qu’ils refusent de déstocker et
transforment cette pénurie en norme. »
Article de Pauline Moullot et Ismaël Halissat
Source : liberation.fr
Pour "La Vie Hospitalière" beaucoup d'interrogations demeurent, dont l'incompréhension de ne pas avoir des masques de protection dans les meilleurs délais possibles pour les personnes les plus à risques et les personnels de Santé dès la première alerte, et cette première alerte nous l'estimons dès le 25 janvier dès lors que nous avions 3 cas.
Trois mois sont passés, et nous ne pouvons qu'être devant une évidence notoire : rien a été fait pour que la population soit réellement protégée.
Pour ne pas conclure.
Ceci écrit de nombreuses entreprises se lancent dans la fabrication de masques, ci-dessous un exemple:
#COVID19 | Spécialisée dans le textile, l'entreprise Les Tissages de Charlieu a réorienté ses moyens de production pour fabriquer des masques lavables et réutilisables.
Plusieurs dizaines d'entreprises françaises ont présenté des prototypes de masques grand public. #TousMobilisés
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