Malgré le coronavirus, les aides à domicile continuent d’aller chez les personnes âgées dépendantes pour un maigre salaire. Comme Sophie de Saint-Andrieu, en Seine-Maritime
« Ne buvez pas votre café debout, c’est signe de dispute. J’ai appris ça au contact des personnes âgées », s’amuse Sophie de Saint-Andrieu. Il est 8 heures 30 et l’auxiliaire de vie se prépare. Tennis sans lacets, legging, masque chirurgical, gants, gel hydroalcoolique, attestation de déplacement. « Au début du confinement, on a travaillé sans masque, puis on nous en a donné des artisanaux en tissu dans lesquels il faut glisser un mouchoir. Je partais la peur au ventre. On n’a toujours pas de blouse et je sais que le virus s’approche. Mais je ne peux pas laisser tomber les gens. »
Mme J., 81 ans, sa première visite de la journée, habite à quelques kilomètres de Goupillières, un village de Seine-Maritime où vit Sophie de Saint-Andrieu. La petite route serpente entre les bois et les champs. La vieille dame commençait à s’impatienter. Elle peine à déplacer son corps lourd, épuisé par dix grossesses, dans les quelques mètres carrés de son salon-salle à manger-chambre à coucher. Il y a bien un étage, mais elle n’y monte plus depuis longtemps. Elle n’a plus le courage non plus d’aller jusqu’aux WC, bien que ses médicaments lui donnent la diarrhée.
« Travail d’esclave »
Comme chaque matin, Sophie de Saint-Andrieu craint de trouver la couche qui a débordé, le lit et le sol souillés. Mais pas aujourd’hui. Elle a une heure pour la changer, la laver, l’habiller, recharger le vieux poêle à mazout qui trône dans la pièce, faire revenir les pommes de terre qu’elle a fait cuire la veille. Elle avait acheté de la raclette à faire fondre dessus, mais Mme J. a tout mangé durant la nuit. Elle épluche des légumes pour faire du potage qu’elle mixera le soir et mettra en bocaux le lendemain matin. La toilette se fait avec une cuvette, dans la cuisine, à l’ancienne, corps contre corps, souffle contre souffle. Mme J. la tutoie, l’appelle « ma belle », car elle ne se souvient pas toujours de son prénom.
Chez la bénéficiaire, Sophie doit faire un maximum de tâches en une heure : préparer les repas, faire la toilette, du ménage, soulager les plaies. Elle fait office d’assistante sociale et doit être un peu infirmière parfois aussi. Sophie De Saint Andrieu est auxiliaire de vie sociale à domicile. Elle est salariée de l’Asef depuis 2015. Avec la crise du coronavirus, elle a perdu toutes ses heures de ménage. Il ne lui reste plus que deux bénéficiaires. Son salaire au SMIC va être amputé. Seine Maritime, NormaPhoto Florence Brochoire pour Libération
À cause du Covid-19, les enfants et les petits-enfants de Mme J. ne passent presque plus la voir. « Je n’ai pas trop le moral. Alors, j’ai accroché des photos. » Le kiné ne vient plus non plus. C’est la femme de son fils aîné qui lui fait faire « ses exercices ». « Elle a besoin d’une toilette intime, alors on a pris une aide une heure le matin et une demi-heure le soir. C’est difficile pour ses filles mais notre niveau financier est restreint », se désole la belle-fille. Le mari de Mme J. était ouvrier, sa veuve touche 920 euros de pension de réversion. Le loyer est de 224,97 euros. Le reste part dans les courses, l’assurance, la mutuelle, le fuel, l’aide à domicile. « Le week-end, c’est un peu plus cher. On prend une demi-heure le samedi et le dimanche. Pour économiser un peu, c’est moi qui fais les courses, Sophie me fait la liste. » Une fois les aides sociales déduites, l’auxiliaire de vie leur revient à 90 euros par mois. « On ne peut pas payer plus. »
Mme J. a les jambes abîmées, des dermatoses sur le corps et une crème intime prescrite. Sophie de Saint-Andrieu lui donne un bain de pieds, remet des pansements. Elle travaille pliée en deux, malgré ses 51 ans. « Ce n’est pas la position réglementaire, mais j’ai trop mal aux genoux. » Mme J. la houspille. « Ne soyez pas si pressée, je fais ce que je peux », répond-elle, patiemment. Depuis le début de l’épidémie, le pédicure, remboursé par la Sécurité sociale pour les diabétiques, ne vient plus. Couper les ongles est un geste médical, mais il faudra bien le faire si le confinement est prolongé.
Chez la bénéficiaire, Sophie doit faire un maximum de tâches en une heure : préparer les repas, faire la toilette, du ménage, soulager les plaies. Elle fait office d’assistante sociale et doit être un peu infirmière parfois aussi. Sophie De Saint Andrieu est auxiliaire de vie sociale à domicile. Elle est salariée de l’Asef depuis 2015. Avec la crise du coronavirus, elle a perdu toutes ses heures de ménage. Il ne lui reste plus que deux bénéficiaires. Son salaire au SMIC va être amputé.
C’est le jour de la visite mensuelle de la médecin. Anne Vigreux pose des questions à Sophie, lui donne des conseils pour les soins. « Une crème intime a été prescrite, mais les infirmières sont minutées elles aussi, elles ne peuvent pas toujours venir juste pour mettre une crème, explique la généraliste. Les aides à domicile sont vraiment au contact, ce sont elles qui nous transmettent les informations. Avec le Covid, certaines ont fait jouer leur droit de retrait. On s’est retrouvé avec des patients sans toilette, dont une personne de 94 ans totalement seule. »
Après un CAP d’employée technique de collectivité, Sophie de Saint-Andrieu a travaillé dans une usine d’escargots. Elle a commencé à s’occuper de personnes dépendantes en 1998. « Je travaillais pour la Croix-Rouge. Mon premier bénéficiaire était un cas très lourd, un couvreur devenu tétraplégique. Il fallait utiliser un peniflow [un étui pénien pour l’incontinence, ndlr]. J’ai tout appris sur le terrain. » Un apprentissage difficile, au domicile de personnes dans des conditions parfois rudes. Pour la docteure Anne Vigreux, « c’est un travail d’esclave. Les aides à domicile travaillent seules chez des gens parfois aigris par la solitude. Leurs horaires sont extensibles, de 7 heures à 20 heures, pour un salaire de misère, qu’il pleuve, vente ou neige. Certaines n’ont pas le temps de manger. Elles ne savent jamais ce qu’elles vont trouver en arrivant, parfois il y a eu une chute, un AVC. Il faut savoir réagir, s’adapter. On parle de maintien à domicile sans imaginer ce que cela recouvre. C’est un métier très difficile, très humain, et il n’y a aucune reconnaissance, notamment de la part du corps médical. »
Une fois, Sophie a trouvé l’un de ses bénéficiaires, hémophile, la peau du bras arrachée par un de ses lapins. Elle a appliqué une serviette pour arrêter l’hémorragie en attendant les secours, qui l’ont enguirlandée. « Il y a souvent confusion, mais je ne suis ni aide-soignante ni infirmière. Je n’ai pas les diplômes. » Elle ne digère pas qu’un infirmier l’ait rembarrée alors qu’elle lui demandait un conseil. « Même pour le gouvernement, on est la basse classe, celle dont on ne parle pas aux actualités. Pourtant, nous aussi on est en première ligne. »
Tâches informelles
Des liens forts se nouent avec les bénéficiaires ou leur famille. Parfois trop. « Je m’occupais d’une dame. Quand elle est morte, son mari était complètement perdu. Il m’appelait à 2 heures du matin. C’est moi qui ai dû choisir le cercueil. » Car si le travail contractuel est chronométré, les tâches informelles non rémunérées sont nombreuses. Les familles l’appellent le soir, et les passages au bureau de l’association pour prendre les informations ou le matériel, le temps d’habillage et de transport ne sont pas comptés. Seule une indemnité kilométrique est versée, de 0,35 euro. « Moi, je refuse de faire 15 kilomètres le dimanche pour aller travailler une demi-heure. Mais certaines le font. »
Chez la bénéficiaire, Sophie doit faire un maximum de tâches en une heure : préparer les repas, faire la toilette, du ménage, soulager les plaies. Elle fait office d’assistante sociale et doit être un peu infirmière parfois aussi. Sophie De Saint Andrieu est auxiliaire de vie sociale à domicile. Elle est salariée de l’Asef depuis 2015. Avec la crise du coronavirus, elle a perdu toutes ses heures de ménage. Il ne lui reste plus que deux bénéficiaires. Son salaire au SMIC va être amputé. Seine Maritime, NormaPhoto Florence Brochoire pour Libération
Avec l’épidémie, le sentiment de précarité s’est encore accentué. Les prestations de ménage ont été supprimées. Toutes ses heures ont été payées, ou presque, pour le mois de mars, mais elle s’inquiète pour ses revenus d’avril. Même avec le dispositif de chômage partiel, « ne toucher que 80 % est compliqué quand on gagne 700 euros ». D’autant plus que son mari, ouvrier confiné, ne touche en ce moment que 84 % de son salaire. « Mon père est mort fin mars. Il n’avait qu’une petite retraite. C’est à moi de régler les frais d’obsèques. »
Le repas est prêt, la vaisselle faite, le linge étendu, le lit retapé, la poubelle sortie. « Mon contrat prévoit la toilette, la préparation des repas et les courses. Mais ça va au-delà, tout le temps. Si on ne le fait pas, qui va le faire ? » Sophie de Saint-Andrieu note dans le cahier de liaison les informations destinées à la famille et à l’infirmière, prévient son employeur qu’elle part. Avec le bain de pieds, la visite du médecin et les échanges avec la belle-fille, l’heure contractuelle, 11,21 euros brut, est bien dépassée. « Je n’ai pas chômé, mais c’est pour ma pomme,» soupire Sophie de Saint-Andrieu. «Mon patron dit que j’en fais trop. Mais mon métier, c’est aide à domicile. Je suis là pour aider les gens. »
Source : liberation.fr
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