"La Vie Hospitalière"

vendredi 22 mai 2020

« Le mensonge est peut-être pire que l’incompétence »


Ce n’est pas la fin de la guerre. Pas même l’armistice. Juste une accalmie dans les combats. Pause bienvenue pour ceux qui peuvent enfin sortir de chez eux, redécouvrir un monde qu’ils avaient quitté il y a deux mois

Pour nous, soignants, c’est différent. Pour deux raisons opposées. La première, la plus aisément compréhensible, c’est qu’il nous incombe de rester vigilants, de guetter une éventuelle reprise. Ainsi, individuellement et collectivement, les médecins sur les réseaux sociaux sont à l’affût de « signaux faibles ». Ils surveillent la moindre découverte d’un cluster dans un foyer de jeunes travailleurs ici, ou la remontée du nombre de scanners pulmonaires Covid là…

Les centres Covid ont pour beaucoup intégré la possibilité de prélever par PCR les patients suspects. L’avantage est de raccourcir les délais et d’obtenir des diagnostics positifs le plus rapidement possible, dans l’objectif de tracer les éventuels contacts et d’éviter des contaminations en chaîne. L’avenir dira si cette stratégie est utile, ou illusoire, dans la mesure où près de 30 % des patients contaminés et contaminants sont asymptomatiques et ne consulteront pas. Mais dans l’incertitude où nous sommes, nous faisons tourner la machine. Dans notre Covidrome, il a fallu une semaine de préparation, d’organisation, de formation des infirmiers, pour pouvoir mettre en place ce dépistage rapide. De l’abnégation aussi, et là je pense à mon collègue qui s’est porté volontaire pour se faire enfoncer un écouvillon dans les fosses nasales afin d’apprendre aux infirmières à parfaire le geste. La fréquentation des centres augmente et, maintenant, chaque résultat est attendu avec une certaine fébrilité. Il est reçu dans la journée, quand il y a encore une semaine le délai entre prescription et résultat pouvait atteindre sept jours. Tout ceci a demandé beaucoup d’efforts du terrain pour mettre en œuvre une stratégie nationale qui a connu quelques ratés, du retard pris à la validation de la plateforme Contact Covid sur le site de la Sécurité sociale jusqu’aux débats justifiés sur l’éthique du traçage des contacts.

La seconde raison est moins avouable. Pour nous, soignants (et il en va probablement de même pour les autres corps de métier qui ont tenu la ligne, des caissières aux éboueurs sans oublier les travailleurs à la chaîne), ces deux mois ont constitué une étrange parenthèse. Malgré la fatigue, le stress, la peur pour certains, le chagrin pour d’autres, ces deux mois ont eu une saveur irréelle. Le monde était différent. Les rues des villes étaient vides, ou presque. La circulation était fluide, les parkings aussi. Les oiseaux étaient partout, on entendait leurs chants, que ne couvrait plus le bruit des voitures, le vacarme des travaux. C’était un monde postapocalyptique, mais sans destruction visible. Les infrastructures étaient intactes, les services publics fonctionnaient, mais tout nous semblait surdimensionné, comme si, hormis les rares confinés qui faisaient leurs courses, le monde nous avait été abandonné.

Je ne regrette pas cette parenthèse. J’espère qu’elle ne reviendra pas, je doute même que cela soit possible, psychologiquement et socialement. Les Français, collectivement, ont fait preuve d’un sang-froid et d’une résilience remarquables. Une fois. Les confronter à la perspective d’un reconfinement serait périlleux, pour un pouvoir dont l’impéritie n’échappe à personne sauf à ses affidés. Récemment, lors d’une cérémonie virtuelle de remise de diplômes, Barack Obama a pris la parole : « Avant toute chose, cette pandémie a enfin enterré l’idée que tant de nos responsables savent ce qu’ils font… Nombre d’entre eux ne cherchent même pas à faire semblant d’être responsables. » A l’évidence, cette remarque s’adressait à Donald Trump.

Mais à écouter Emmanuel Macron nier l’existence d’une pénurie de masques l’autre soir sur BFM TV , je me suis demandé si le mensonge n’était finalement pas pire que l’incompétence. J’ai beau tourner ses déclarations lunaires dans tous les sens, j’ai du mal à concevoir qu’un homme normalement intelligent puisse espérer être cru quand il martèle, contre toute évidence, après deux mois de confinement lié en grande partie à la pénurie de masques, et au-dessus des cercueils d’une trentaine de soignants, cette succession de sophismes : « Il y a eu une doctrine restrictive, pour ne jamais être en rupture, que le gouvernement a prise et qui était la bonne. Il y a eu ensuite un approvisionnement et une production renforcés et nous n’avons jamais été en rupture. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a eu des manques, qu’il y a eu des tensions, c’est ça qu’il faudra regarder pour le corriger et pour le prévenir… Ayons collectivement l’honnêteté de dire qu’au début du mois de mars, personne ne parlait des masques, parce que nous n’aurions jamais pensé être obligés de restreindre la distribution de ceux-ci, pour les donner aux soignants. »

La France a été confinée à cause de la pénurie de masques. Les stocks étaient si bas que les soignants en première ligne ont été confrontés au coronavirus avec des protections inadéquates, des masques chirurgicaux périmés, quand il leur aurait fallu des FFP2. Généraliste, en première ligne en ville, ma dotation depuis deux mois et demi n’a comporté que six masques FFP2, soit de quoi assurer théoriquement trois journées de travail. En ville, des aides-soignantes, des infirmières, ont dû travailler sans protection. Des soignants en réanimation se sont habillés de sacs-poubelles. Des personnels administratifs ou soignants dans les hôpitaux ont dû avoir recours à la bonne volonté et à la débrouillardise de fabricants de visières et de couseuses amateures et bénévoles aujourd’hui renvoyées à leur anonymat. Leur contribution essentielle est niée par cet acte de révisionnisme présidentiel. Des dizaines de milliers de soignants ont été contaminés, 25 000 à l’hôpital, 40 500 dans les établissements sociaux et médico-sociaux, et un nombre encore inconnu en ville.

Je ne ressens pas seulement de la colère. C’est bien au-delà. C’est de la sidération. Je vois sur les réseaux sociaux les derniers soutiens de La République en marche arguer de manière mécanique : « Qui parmi ceux qui critiquent les propos du président (sans même écouter la vidéo) connaissent la réalité des stocks en France ? Par quels accès magiques ont-ils cette info qui leur permet de mettre en doute cette parole ? »

Qu’espèrent-ils nous faire croire ? Qu’il n’existait pas de pénurie ? Que le gouvernement a disposé tout au long de ces mois de confinement d’un stock suffisant qu’il n’aurait pas distribué aux soignants qui en avaient besoin ? On n’est plus même dans de la mauvaise foi, même plus dans les « alternative facts », les vérités alternatives, terme inventé par Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump, pour couvrir les mensonges sur la taille de la foule à l’inauguration du président américain. Nous sommes ici, collectivement, peuple et soignants, devant un raisonnement sectaire d’un tel aveuglement qu’il confronte le pouvoir à une accusation plus grave encore que celle de l’impéritie : la mise en danger délibérée de la vie d’autrui.

Chez ces gens-là, comme disait Jacques Brel, « on ne pense pas, Monsieur, on ne pense pas, on prie »… Tout se passe comme si, plutôt que les faits, Emmanuel Macron préférait la fable qu’il invente. Peut-être même au final réussit-il à s’en persuader ? Que faudra-t-il exactement pour le ramener à la réalité ?

Article de Christian Lehmann (médecin et écrivain)





Source : liberation.fr
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