"La Vie Hospitalière"

mardi 19 novembre 2019

Delfraissy : «Il a fallu une forme de révolte pour que l’hôpital devienne une priorité politique»


 Alors que le Premier ministre doit annoncer ce mercredi «un plan d'importance sur l'hôpital», le président du Comité d'éthique, Jean-François Delfraissy, en appelle à des mesures fortes, entre autres financières.
Longtemps chef de service de médecine interne à l’hôpital Kremlin-Bicêtre près de Paris, le professeur Jean-François Delfraissy préside le Comité consultatif national d’éthique. Pour la première fois, il évoque la crise hospitalière.
Vous vous dites inquiet…
Je suis préoccupé, et la forte démotivation que l’on ressent un peu partout m’inquiète réellement. Au cours des trois dernières années, j’ai vu une dégradation dans les équipes hospitalières. Il y a une série de raisons, et elles sont anciennes. 
À mes yeux, ce qui a porté tort, ce furent d’abord les 35 heures appliquées sans accompagnement. Cela a été aussi l’introduction de la logique de rentabilité dans le monde hospitalier avec les effets délétères que cela a provoqué. Puis il y a eu la loi HPST, dite Bachelot, qui a écarté les médecins de la gouvernance, et entraîné des relations difficiles avec les administrations de ces hôpitaux. Mais aussi des raisons exogènes : l’hôpital ne devrait pas être un monde à part, ni un bunker. Il n’a peut-être pas vu le monde changer et s’est imparfaitement adapté aux bouleversements sociologiques comme le coût du logement, la féminisation des métiers de la santé… Et il a aussi un peu perdu de vue que sa fonction principale est le service rendu au patient et non sa propre organisation.
Vous écartez la question financière ?
Bien au contraire. Il y a un vrai problème financier, les établissements ont une activité qui s’accroît régulièrement et fortement et pendant ce temps-là, on a ponctionné l’hôpital pour faire face à d’autres dépenses, en particulier en médecine de ville. Au final, nous avons assisté à un arrêt massif des investissements. 
Donc, la question des moyens est bien sûr centrale ! Malgré tous ces effets délétères, nous avons des équipes soignantes qui arrivent à rester très professionnelles. Je ne sais pas si les politiques s’en rendent suffisamment compte. Ces équipes aiment leur métier mais elles sont dévorées par leur quotidien. Du coup, l’hôpital s’est refermé sur lui-même. Quel est l’avis du patient ? Voilà la question qui doit rester centrale. Or la gouvernance hospitalière ne permet pas suffisamment que la porte soit ouverte aux patients. S’ajoute à cela que certains médecins sont depuis près de dix ans dans un conflit permanent et stérile avec l’administration. Aujourd’hui, force est de constater que l’administration est également dépassée et sans solution miracle.
Comment répondre à cette situation ?
On a le sentiment que les politiques hésitent. Leur vision en général reste confuse, complexe. La plupart ne connaissent pas bien la situation, et ne voient dans l’hôpital que des problèmes techniques ou budgétaires même si c’est souvent le principal employeur de leur ville. On est pourtant au cœur des préoccupations de la société. Nous avons aujourd’hui une ministre qui connaît bien les enjeux. Elle a pris une série de décisions qui vont dans le bon sens, comme la suppression du numerus clausus, l’optimisation de la prise en charge hors de l’hôpital, la notion que tous les hôpitaux ne doivent pas offrir le même service, l’introduction du numérique en santé. Mais voilà, cela ne répond pas à la crise actuelle.
Il n’y a pas d’échappatoire. Pour sortir de la crise actuelle, il faut une réponse financière et il faut que celle-ci soit importante. Sinon, on ne pourra pas redémarrer un dialogue entre toutes les parties pour penser la reconstruction, et répondre à cette question essentielle : quel objectif pour l’hôpital de demain ? Un objectif de rentabilité, voire de profit ? ou un objectif de soins optimisés, ce qui veut dire qu’on maintient pleinement ce qui fait la grandeur de notre système de répartition, la prise en charge des plus démunis, des plus faibles ? Tant que l’on n’aura pas tranché, les équipes resteront perdues, ne sachant dans quel modèle se situer et agir. Il est urgent de poser sur la table la question des valeurs que nous souhaitons voir appliquées dans notre système public hospitalier.
Quels sont les choix possibles ?
En même temps que se développe cette crise, la médecine connaît des bouleversements majeurs, avec la médecine 4P (prédictive, préventive, personnalisée et participative), l’arrivée du numérique, le transfert de tâches, et l’arrivée de nouveaux métiers. Le monde hospitalier ne peut pas résister à ces changements. Cela aussi, il faut le mettre sur la table, et ne pas se limiter à la seule critique des pouvoirs publics. Je le redis, nous devons procéder à notre auto-analyse et nous ouvrir sur l’extérieur.
Enfin, il va bien falloir mener une réflexion collective sur un sujet qui m’apparaît important et rarement discuté : la question des coûts des médicaments et des nouveaux dispositifs médicaux, qui viennent aggraver les budgets de santé. Sur ces questions d’innovation, on ne s’interroge pas, car il y a un payeur… qui paye toujours. Le secteur privé doit être interpellé sur ces questions. Les coûts de l’innovation ne sont pas toujours justifiés, et nous devons tous nous poser la question des choix à faire dans un système où bientôt le coût de l’innovation technologique risque de nous priver du personnel dont nous avons besoin à l’hôpital, dans les Ehpad. On doit également porter l’innovation sur l’humain.
En attendant, que dire aux professionnels de santé qui estiment «mal travailler» ? La révolte a-t-elle été nécessaire ?
Assurément, l’éthique du soin est fragilisée, les conditions matérielles ont atteint un niveau minimal dans de nombreux services. Il a fallu une forme de révolte pour que l’on ait une réponse au plus haut niveau politique, pour que l’hôpital devienne une priorité politique. Mais, au risque de me répéter, la seule réponse financière ne suffira pas. Il faudra ouvrir un débat avec toutes les parties - y compris les citoyens - pour construire l’hôpital de demain.


Source : liberation.fr

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