PORTRAIT CRACHE - Thierry Breton, ingénieur devenu dirigeant d’entreprise, ministre, puis commissaire européen, a laissé derrière lui une ribambelle de restructurations brutales et des sociétés en perdition. Ce “redresseur” s’est plutôt avéré être un "essoreur” avant de se découvrir une vocation de censeur. De France Telecom à Atos, de Bercy à Bruxelles, voici une histoire bretonnante, entre acquisitions effrénées, plans de redressement contestés, employés délabrés et Français bientôt censurés
Ingénieur Supélec, Thierry Breton entame sa carrière en 1979 comme professeur d’informatique et de mathématiques au lycée français de New York. De retour en France en 1981, il fonde Forma Systems, une entreprise d’analyse de systèmes et d’ingénierie informatique. Sa rencontre, l’année suivante, avec René Monory, ancien ministre de l'Économie de Valéry Giscard d'Estaing et président du conseil régional de Poitou-Charentes, est un tournant dans sa carrière professionnelle et politique.
Faire des vagues pour quitter le navire et son équipage
Jusqu'en 1986, Thierry Breton, passionné de technologie et de science-fiction (il est l’auteur de quelques thrillers qui n’ont pas laissé d'immenses souvenirs dans l’histoire du genre), participe comme chef de projet à la conception du Futuroscope de Poitiers, le célèbre parc à thèmes technologique et scientifique. Il en devient le directeur général et lance, en parallèle, sa carrière politique. Il intègre d’abord le cabinet de René Monory au ministère de l’Education nationale, comme conseiller pour l’informatique et les nouvelles technologies, avant de siéger au conseil régional de Poitou-Charentes.
En 1993, à 40 ans, il devient directeur adjoint de Bull, dont il intègre, en tant que vice-président, le conseil d’administration. En 1997, le gouvernement le nomme PDG de Thomson. Thierry Breton y prend des décisions radicales et repositionne le groupe sur les nouvelles technologies de l’image et l’Internet. Il profite d’une recapitalisation de 11 milliards de francs (1,7 milliard d'euros environ, NDLR) de l'État français pour tenter de relancer la machine. Le pari est presque réussi puisque la valeur de Thomson avoisine les 100 milliards de francs en 2002. Il est d’ailleurs élu, fin 2001, “Stratège de l'année” par La Tribune.
Le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, qui était son président au conseil régional de Poitou-Charentes, le nomme à la tête de France Telecom à l’automne 2002. L’opérateur accumule 70 milliards d’euros de dettes, suite à l’éclatement de la bulle Internet. Thierry Breton lance donc un audit suivi d’un plan de redressement intitulé “Ambition FT 2005”. Il réussit à vite faire grimper le cours de l’action France Telecom de 170 % à la bourse en s’appuyant sur l’ADSL et la téléphonie mobile. Au surendettement de FT s’ajoute une concurrence intense. Le PDG lance le plan “Internet haut débit pour tous”, visant à équiper 90 % des Français. Simultanément, France Telecom reprend le contrôle de sa filiale Orange et récupère Wanadoo pour élargir les activités du groupe.
Mais Thierry Breton quitte ses fonctions avant terme. France Télécom lui doit, à son départ en 2005, une dette divisée de moitié et une action passée de 7 à 23 euros. “C’est un patron charismatique avec des pratiques drastiques” et un grand amateur “des plans d’économies qui sont adressés à tous les étages”, témoigne une de ses employées.
Le patron presse-citron n’a pas l’air de s’émouvoir du coût humain de son management. “Si son efficacité n’est pas contestable, ça manquait de consistance sur le partage. Il est très efficace pour les actionnaires, beaucoup moins avec les salariés”, poursuit cette employée.
Le programme TOP de Breton, pour “Total Operating Performance”, a eu une part de responsabilité dans l'augmentation des problèmes psycho-sociaux parmi les salariés de l’entreprise, le successeur de Breton, Didier Lombard devra d’ailleurs faire face à une vague de suicides qui défraiera la chronique.
L’exécutif voit pourtant toujours en Breton un sauveur. Le voilà sollicité pour redresser... l’économie de la France ! Rien que ça ! Il succède à Nicolas Sarkozy dans le gouvernement Raffarin III, avec, pour feuille de route, une réduction d’une dette de 1 000 milliards d'euros, qui représente alors plus de 65 % du PIB. Les Français “vivent au-dessus de leurs moyens”, estime-t-il. Il préconise la baisse des dépenses publiques et la suppression de plus de 5 000 postes dans la fonction publique. Il parvient, en misant sur la rigueur budgétaire et des coupes franches, à réduire la dette à 63,9 % du PIB. A Bercy, on le trouve derrière la loi sur la modernisation de l’économie et il mène également une réforme de simplification fiscale. Mais il est surtout l'un des artisans de la privatisation des autoroutes, source de superprofits pour les sociétés exploitantes et gouffre financier pour la collectivité…
N'est pas le mousquetaire d'Atos qui veut
En 2007, Thierry Breton reprend sa carrière de dirigeant d’entreprise. Il est parachuté chez Atos, comme président du directoire puis en devient PDG à partir de 2009. Le patron à la chevelure frisée ne rate pas plus là qu’ailleurs l’occasion de faire des vagues. Atos fabrique des solutions en télécommunications pour la défense, l’aéronautique et l’administration, et est, surtout, derrière le méga-fichier français TES (pour titres électroniques sécurisés), qui rassemble les données personnelles et biométriques des Français pour les cartes d’identité ou les passeports.
“Atos a de formidables compétences, bien réparties sur le territoire européen. Mais j'ai trouvé l'entreprise trop gérée en silos”, fait-il remarquer. La société accuse aussi du retard en matière de profitabilité. “Vous qui me connaissez, vous savez que c'est quelque chose que je ne peux pas accepter”, dit-il alors. Evidemment...
Thierry Breton fait donc adopter un plan de transformation. Il multiplie les acquisitions et fait entrer le groupe au CAC 40. Celui qu’on surnomme “Louis XIV” à son arrivée sort de sa manche son plan TOP et en rajoute une couche avec le projet Lean, une technique de management issue du Japon, plus précisément de chez Toyota. Celle-ci consiste à “éliminer les gaspillages” et à améliorer “l’apprentissage des employés”. “Nous l’avons mis en place parce que le niveau de compétitivité du groupe était inférieur à celui de ses concurrents”, justifie un des collaborateurs du Breton.
Les résultats sont “encourageants” pour le top management, “inquiétants” pour les salariés. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) révèle que la “méthode Breton” fait exploser l’absentéisme. Les employés souffrent de troubles du sommeil et près de la moitié prennent des substances psychoactives.
“En réunion, un manager peut apprendre en découvrant un slide que son périmètre d’activité est réduit de moitié, le tout devant 50 personnes”, témoigne-t-on. Les objectifs annuels deviennent semestriels et, de ce fait, les primes s’amenuisent tandis que l’énergie dépensée s’agrandit. Au sein du siège, les étages sont aménagés en grands plateaux paysagers et personne n’a de bureau attitré : les travailleurs s’installent là où il y a de la place. Les mesures sont peu appréciées mais peu importe, Atos économise 20 millions d’euros par an…
Conséquences : le CHSCT remarque une perte de sens du travail, des besoins de reconnaissance non satisfaits et, surtout, une dégradation des relations entre les employés. Les moins performants sont obligés de suivre des formations pour être réintégrés et beaucoup finissent par quitter l’entreprise.
Malgré cela, Emmanuel Macron propose Thierry Breton à la Commission européenne en tant Commissaire au marché intérieur. A peine son nom dévoilé, une polémique enfle. L'association Anticor, qui lutte contre la corruption, l’accuse de favoritisme et de prise illégale d’intérêts. Il est question de marchés publics concernant des radars automatiques remportés en 2016 par Atos, lorsque Breton en était à la tête. Mais le Parquet national financier, qui avait ouvert une enquête cette année-là, la classe sans suite.
L’association fonde sa plainte sur un rapport de l'Inspection générale de l'administration (IGA) de mars 2014. “Après leur passage au ministère, M. Breton (...) a été recasé chez Atos, il y a donc des soupçons de prise illégale d'intérêts”. Son directeur de cabinet à Bercy, Gilles Grapinet, était devenu, quant à lui, directeur général adjoint du groupe. Anticor estime que les deux dirigeants ont été favorisés dans les attributions de marchés publics liés au parc des radars automatiques et souligne que le passé politique de plusieurs de leurs dirigeants aurait pu “influer sur la signature des contrats”.
Le conflit d’intérêt est peut-être ailleurs. L’entreprise a obtenu de nombreux marchés publics européens sous Breton. A titre d’exemple, elle est sélectionnée en 2016, avec Accenture et Safran, pour un marché de systèmes d’information de traitement des demandes de visas Shengen. L’année d’après, Atos fait partie des entreprises sélectionnées pour le projet européen de système automatisé de contrôle aux frontières.
Lorsque le Parlement européen approuve sa candidature, des ONG s’inquiètent que ses anciens collègues et leurs lobbys essaient de l’influencer lui, ainsi que son cabinet, dans le cadre des missions qui lui ont été confiées par Ursula von der Leyen, comme l’IA ou encore la cybersécurité.
Little Big Breton is watching you...
Au sein de la Commission européenne, Thierry Breton perd peu à peu sa réputation de “redresseur”, ou plutôt “d’essoreur”, par celle de “censeur en chef”. Il redonne vie, sous la forme d’un texte européen, à la loi Avia, rejetée par le Conseil constitutionnel français en juin 2020. Ce texte prévoyait d’obliger les réseaux sociaux à retirer les contenus "manifestement" illicites dans un délai de 24 heures. Toutefois, l’appréciation du caractère "manifestement illicite" d’un contenu posait problème.
Mais du Conseil constitutionnel, Thierry Breton n’a que faire. Et le Digital Services Act (DSA) est une nouvelle tentative d’imposer l’autocensure aux réseaux sociaux. Entré en vigueur en août 2023, le texte oblige les plateformes à retirer les “contenus illégaux” et “analyser et de corriger le risque systémique qu'elles font peser sur la sécurité publique ", sous peine de s’acquitter d’une amende pouvant atteindre jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial, et d'être coupés sur l'ensemble d’un territoire.
Le texte entend lutter contre la désinformation mais beaucoup n’y voient que de la censure pure et simple, le caractère “illégal” ou “trompeur” étant fort flou.
Les déboires de la société Atos le rattrapent et sa politique d’acquisitions coûteuses et effrénées, brandies jusque-là comme des trophées, est remise en cause et qualifiée de “fuite en avant”. On lui reproche d’avoir tenté une croissance externe sans que, réellement, l'ensemble de filiales acquises ne soient intégrées au groupe. A cela, s'ajoutent des retards dans le virage vers le cloud ainsi qu’un manque d'investissement dans la recherche, le développement et la formation.
Les textes liberticides adoptés, Breton se charge désormais de la toute nouvelle stratégie industrielle de défense européenne (EDIS), à l’approche du troisième anniversaire de l’invasion russe en Ukraine. Doit-on s’en inquiéter ?
Auteur(s) France-Soir
Source : francesoir.fr
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