"La Vie Hospitalière"

vendredi 29 août 2014

L'Hôpital public mis à mal par son management


L’hôpital subit depuis 2009 des réformes lourdes de conséquences pour ses agents comme ses patients.
Un ouvrage collectif montre comment le management pénètre progressivement tous les aspects de la vie hospitalière pour en modifier l’activité et la finalité.
Le service public de santé est menacé par l’intensification de la contrainte financière. C’est, du moins, l’avis des auteurs de L’hôpital en réanimation, un volume qui rassemble des contributions d’auteurs divers. Leur point commun est de rechercher une logique d’ensemble dans l’accumulation de réformes des dernières années, du Programme de médicalisation des systèmes d’informations (PMSI) à la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires (HPST) de 2009, en passant par la Tarification à l’activité (T2A) et les plans « Hôpital 2007 » et « Hôpital 2012 ». Ce livre a pour point de départ un séminaire de réflexion du Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes réanimateurs élargi (SNPHAR-E). La démarche suivie par Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski, Richard Torrielli et les autres contributeurs comporte deux temps : d’abord, repérer les structures idéologiques, institutionnelles, instrumentales et juridiques du New Public Management (NPM), ou « nouvelle gestion publique » ; puis, identifier ses effets sur les corps médical et soignant et partant, la relation avec le patient. Les hôpitaux ne sont plus sanctuarisés. Ainsi les auteurs ne manquent pas de relever que le terme d’hôpital a été remplacé par celui d’établissement de santé. De même, la loi HPST a redéfini le socle du service public hospitalier en distinguant, en son sein, quatorze missions pouvant être exercées indifféremment par des établissements publics ou privés. Ces missions recouvrent des champs d’intervention habituels de l’hôpital, comme la permanence des soins, la prise en charge des soins palliatifs ou l’enseignement et la recherche, et d’autres moins conventionnels, à l’image de la lutte contre l’exclusion sociale ou la promotion de la santé publique. Bien que ce changement paradigmatique s’apparente, dans les textes, à une extension du domaine réservé de l’hôpital, il est assimilé dans le livre à une « privatisation rampante » (le terme revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage) d’un secteur jusqu’à présent épargné par la rationalité néo-libérale.
Le New Public Management indissociable de ses instruments

Pour Philippe Bezes (« New Public Management made in France »), le NPM constitue un « puzzle doctrinal », qui mêle des éléments de la théorie économique à des préceptes issus des sciences de gestion et des prescriptions inspirées d’expériences antérieures. Apparu dans les années 1980, il a inspiré la réforme de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) en 2001, ainsi que la non moins récente révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, dont la loi HPST constituerait la déclinaison dans le champ sanitaire. Ce courant de pensée d’inspiration néo-libérale trouve à s’incarner dans des instruments, dont nous donnerons ici trois exemples. D’abord, le benchmarking consiste en un recensement de données de production relatives à des établissements de santé, afin d’en établir le classement et de faire émerger les bonnes pratiques organisationnelles qui conduisent à des résultats plus élevés. Puis, la contractualisation est un mode de gestion par les objectifs qui lie deux parties, le principal et l’agent. Le premier est constitué par le niveau central (le ministère de la Santé, le directeur général de l’agence régionale de santé, le directeur), tandis que le second correspond au niveau local (le pôle d’activité clinique ou médico-technique, devenu niveau d’organisation de droit commun des établissements de santé en 2009). Plusieurs formes de contrat existent (contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens, contrat de pôle, etc.), qui prennent appui sur les différentes instances au sein de la gouvernance.

La loi HPST a doté l’hôpital d’un directoire et d’un conseil de surveillance, renforçant parallèlement les pouvoirs du directeur. Les thèses foucaldiennes sont largement mobilisées pour qualifier la redistribution des responsabilités entraînée par le benchmarking, la contractualisation et la gouvernance.
La mise en place d’un « gouvernement à distance » serait consubstantielle de la construction du « souci de soi » de l’État. La réforme de l’État, en ce qu’elle publicise la question de la « connaissance de soi », via des mesures comme le benchmarking, est constitutive d’une nouvelle forme de rationalité politique. Un phénomène que P. Bezes rapprochait dans un de ses précédents articles de la raison d’État au XVIIe siècle [1]. Les élites centrales, en crise, se saisiraient des outils du NPM pour tenter de reconquérir, en le recomposant, leur pouvoir. Cette thèse semble confirmée par le caractère ambivalent des concepts manipulés. Chacun paraît aujourd’hui se réclamer de la performance, de l’efficience ou de la qualité pour mener son action. Ceux qui s’y refuseraient seraient aussitôt suspectés de craindre les effets de la démarche engagée : la population est mobilisée totalement. Pour F. Pierru, ces « mots-valises » présentent la double utilité soit de placer le débat à un niveau de généralité si élevé qu’il paraît impossible de contester les idées qu’ils sous-tendent, soit de s’opérationnaliser à un degré si fin qu’il devient malaisé de repérer la logique d’ensemble. Car, si les auteurs se refusent à distinguer un complot dans la généralisation des réformes tirées du NPM, il existerait bien un fondement doctrinal jouant dans le sens d’un renforcement de l’État, avec le soutien du marché. Le recours massif à des consultants internationaux, le déploiement de « nouvelles bureaucraties techniques » [2] et la création de cellules dédiées au sein des administrations déconcentrées provoqueraient l’essor des activités de contrôle. À contretemps du laisser-faire smithien, le NPM s’apparenterait donc à un « pilote automatique » entre les mains de quelques-uns, d’après F. Pierru (« Hospital Inc. ou l’hôpital au pays des Soviets ? »).
L’impact de la rationalité instrumentale sur les groupes professionnels

Le NPM est à l’origine d’une profonde remise en cause des groupes professionnels de l’administration publique car il propose un diagnostic simpliste. Si l’administration va mal, c’est parce qu’elle serait mal gérée. Et, si elle est mal gérée, ce serait en raison du pouvoir discrétionnaire exorbitant dont disposent les « bureaucraties professionnelles » [3]. Il conviendrait alors de réduire leur autonomie en codifiant et systématisant leur action, conduisant à la mise en œuvre d’indicateurs de productivité, d’incitations monétaires, de procédures, etc. P. Bezes remarque qu’il s’agit là d’une contradiction majeure du NPM, qui vante souvent une plus grande liberté accordée aux gestionnaires ou une plus grande implication des professionnels dans la vie du service. Pour comprendre ce que le NPM fait aux individus, reprenons nos trois exemples. Le benchmarking met en compétition des établissements de santé en fonction de critères de prix, de qualité et de sécurité. La comparaison qu’il induit suppose au préalable de normaliser l’activité des soignants. Réfléchir en termes de processus suppose donc de découper un tout en plusieurs parties, au risque de paraître réducteur ou de se focaliser sur un élément non significatif. Pourtant, le benchmarking est de plus en plus sollicité par des agences techniques telles que l’Agence national d’appui à la performance (ANAP) santé et médico-social. Il s’affiche également en une des hebdomadaires. Pour les contributeurs, ce succès s’explique par la volonté d’équiper le patient et de lui proposer des grilles de lecture standardisées. D’une part, l’usager serait assimilé à un consommateur choisissant son lieu d’hébergement dans une logique hôtelière. Et F. Pierru (« Les palmarès ou le guide Michelin des hôpitaux ») de faire allusion au guide Michelin pour désigner les palmarès hospitaliers. En outre, la prolifération des normes irait de pair avec la judiciarisation de la santé, les praticiens n’ayant pas respecté les préconisations de la « médecine par les preuves » (evidence-based medicine) se rendant coupables de faute professionnelle. Caractérisant le mal-être qui s’empare des professions de l’hôpital, Christian Laval (« La rationalité néo-libérale à l’assaut des services publics ») évoque ainsi un « management de la culpabilité ». D’autre part, les soignants seraient regardés avant tout comme des êtres rationnels, capables d’infléchir leur capacité de jugement en fonction d’informations considérées comme objectives. Les médecins, en particulier, se sentiraient dépossédés de leur art. Certes, ils fondent leurs diagnostics sur des travaux validés par la communauté scientifique et des protocoles de soins labellisés. Mais, la singularité des cas n’oblige-t-elle pas à conserver une part d’autonomie dans la délibération ? Ce constat rejoint l’idée qui traverse un long passage consacré par F. Pierru à la T2A. Ce nouveau mode de financement des établissements de santé repose sur le codage de l’activité. À chaque acte est affecté un tarif, calculé selon le niveau de complication et les caractéristiques du patient. Chaque tarif évolue périodiquement en fonction des priorités de l’assurance maladie. Un des effets pervers dénoncés par les auteurs serait la sélection des patients selon le caractère rentable ou non de leur hospitalisation. Des malades ayant subi des interventions peu rémunératrices seraient poussés vers la sortie, tandis que d’autres verraient leur séjour inutilement prolongé en raison d’une tarification avantageuse. Arrimés à leurs obligations déontologiques et morales, les médecins seraient contraints de détourner les instruments de leur usage initial pour accumuler des rentes de nature à préserver la qualité et la sécurité des soins. Quant à la contractualisation interne, elle n’a pas permis, pour Jean-Paul Domin, (« La ‘gouvernance’ Canada dry ou la reprise en main de l’hôpital par une nouvelle bureaucratie gestionnaire ») de faire participer les médecins à la gestion. Au contraire, elle aurait suscité des réactions de rejet face à un phénomène de re-bureaucratisation. S’agissant de la gouvernance, elle se serait traduite par une disparition des contre-pouvoirs au sein de l’hôpital, induisant une concentration de la prise de décision à l’échelon régional. L’autonomie de gestion attribuée au directeur ne serait qu’apparente. En fait, les dispositifs et les règles de gouvernance auraient plus généralement vocation à familiariser les acteurs avec le modèle de l’entreprise, explique Philippe Batifoulier (« On ne naît pas marchand, on le devient : la construction du marché de la santé »).

Nicolas Belorgey (« Agences de santé et consultants dans les hôpitaux : gouverner sans en avoir l’air ») prolonge ce raisonnement en indiquant que les discours sur la qualité et la sécurité des soins au meilleur coût n’auraient d’autre objet que d’intérioriser chez les professionnels la problématique financière. Avec pour toile de fond l’émergence d’un corporate state, en lieu et place de l’État éducateur et social, les professionnels seraient recrutés et gérés comme des travailleurs isolés, et non plus comme les membres d’un corps. Le taylorisme se révélant inefficace dans le contexte actuel du marché du travail, il conviendrait de réinventer le travail. Dans cette optique, la logique contractuelle, la rémunération à la performance et l’importation de techniques managériales du secteur privé auraient remplacé l’engagement professionnel et l’adhésion aux valeurs du service public. L’individualisation des modes de gestion reviendrait à briser la force du collectif, annihilant les tentatives de résistance aux réformes. La recrudescence de ces dernières aboutirait à un climat d’instabilité permanente, synonyme d’une perte de repères par des individus qui craignent de se retrouver en situation d’incompétence. Il s’ensuivrait une remise en cause de l’identité professionnelle, chaque agent étant sommé de choisir entre sa propre conception du métier, les besoins des destinataires de son travail, les injonctions hiérarchiques, etc. D’où les expressions de « précarisation subjective » ou de « management par la défiance » proposées par Danièle Linhart (« Mieux que le taylorisme, la précarisation subjective »).

Le modèle de l’hôpital-entreprise

Ce livre lance une alerte. Il met en garde contre une éventuelle marchandisation de la santé, qui se manifesterait en premier lieu par le rapprochement de l’hôpital avec l’entreprise. Le terme de « rapprochement » est ici choisi, car il s’agit bien d’une prise de conscience que le NPM tendrait à opérer. Ainsi Julien Duval (« Le déficit : obstacle financier ou problème politique ? ») note que la construction sociale que constitue le fameux « trou de la sécu », pris sous son aspect financier uniquement sans considération de sa contribution à l’allongement de l’espérance de vie, a été rendue possible par la « managérialisation » de l’hôpital. Symétriquement, un texte rédigé d’après les positions de Didier Tabuteau et validé par lui (« La métamorphose silencieuse des assurances maladies ») compare le décloisonnement entre les hôpitaux publics et privés au rapprochement entre l’assurance maladie obligatoire et la protection sociale complémentaire. Afin de remporter cette bataille qui serait en train de se jouer,

L’hôpital en réanimation suggère de se reposer sur les professions. Si l’hôpital doit adopter la culture de l’entreprise, force est de constater que l’entreprise ne possède pas la culture de l’hôpital. Autrement dit, il est permis d’imaginer une culture d’entreprise, mais celle-ci ne sera jamais fondée que sur des individualités, au contraire des professions et, singulièrement, des médecins, rassemblés en ordres professionnels dont l’unique vocation est de représenter l’intérêt de la profession perçu comme identique à l’intérêt général. Si l’éventualité d’un « gouvernement à distance » est confirmée, celui-ci appartient à un petit groupe, dont font partie les assureurs.

Ces derniers, selon F. Pierru (« Le patronat prend de l’assurance »), accuseraient la sécurité sociale de ne générer aucun profit. D’où la nécessité de capter une partie des revenus de transfert jugés improductifs. Le patronat aurait investi les politiques sociales par l’entremise de trois figures : l’intellectuel, le technocrate et l’économiste. À cet égard, notons, pour l’anecdote, que l’économie médicale s’est muée en économie de la santé. L’ « économicisation » du débat public serait le reflet d’un vœu toujours réaffirmé de techniciser des questions politiques en y incorporant un regard comptable. L’objectif final serait de légitimer des réformes drastiques et impopulaires, en invoquant l’urgence ou la gravité du sujet.



Conclusion

Le grand mérite de ce livre est de juxtaposer des éléments de politique générale à des observations concrètes et des considérations de nature académique.
Le malaise de l’administration et, plus spécialement, des professions de l’hôpital, est perceptible. D’où la nécessité de le comprendre, d’en rechercher les racines, qui se trouvent dans le NPM et ses multiples applications. On se représente sans grande difficulté les discutions animées qui ont dû donner naissance à l’ouvrage. Un ton militant transpire à chacune des pages de L’hôpital en réanimation, qui tient tant du pamphlet que de l’analyse scientifique. Bon nombre d’idées reçues s’évanouissent à la lecture de ce livre passionnant, comme celle qui attribue la dégradation des comptes sociaux au vieillissement démographique, alors qu’elle s’expliquerait largement par le progrès médical. Si les auteurs s’inquiètent d’une privatisation du système de santé, c’est avant tout l’impact du NPM sur les groupes professionnels qui frappe. Le « gouvernement à distance » ne se résumerait pas à l’accountability (ou « redevabilité »), c’est-à-dire la nécessité pour l’administration de rendre des comptes aux élus. Il se manifesterait aussi par la transformation de l’individu, le patient devenant un consommateur éclairé et le professionnel de santé un prestataire ordinaire de services. Redonner une dimension autre que financière aux sujets qui touchent l’hôpital, tel est le défi que pose l’ouvrage. Par exemple, quelle valeur éthique donner à la facturation des chambres individuelles ? Afin de ré-animer l’hôpital public, au sens étymologique du terme, Bertrand Mas envisage de le refonder en y insufflant un nouvel esprit, dont les trois piliers seraient la démocratie, le respect et la dignité. Il propose également de lui redonner corps, en lui adossant les nouvelles structures destinées à pallier le manque de praticiens dans les déserts médicaux, à l’image des maisons de santé.
Le pari est osé. À l’heure où le consensus semble s’établir sur la nécessité d’étoffer l’offre de soins en amont et en aval de l’hôpital pour y limiter les séjours, peut-on encore ériger l’hôpital en principal ressort de la politique de santé ? La direction de l’hospitalisation (DHOS) du ministère de la Santé n’a-t-elle pas été débaptisée pour décloisonner symboliquement le système de santé et rompre avec ce travers français qui consiste à privilégier l’hôpital pour tous les types de prise en charge ? L’introduction à cette recension laissait entrevoir les doutes qui entourent le périmètre actuel de l’hôpital et son évolution. Cette question, essentielle dans le livre, devra être tranchée rapidement avant de pouvoir engager une quelconque réforme.

Une interrogation qui en soulève une autre : quel hôpital la société veut-elle pour se soigner ?

 Aurélien Bordet

Source  : La Vie des idées


Notes

[1] Philippe Bezes, Aux origines des politiques de réforme administrative sous la Vème République : la construction du « souci de soi de l’État, Revue française d’administration publique, n° 102, Paris, 2002, p. 307-325.

[2] Daniel Benamouzig et Julien Besançon, Les agences, alternatives administratives ou nouvelles bureaucraties techniques ? Le cas des agences sanitaires, Horizons stratégiques, n°3, Paris, 2007, p. 10-24.

[3] Henry Mintzberg, Structure et dynamique des organisations, Editions d’organisation, Paris, 1982.







Aurélien Bordet est diplômé de l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Paris. Sa formation en sciences humaines l’a porté à s’intéresser aux transformations actuelles du système de santé.


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