Tribune
Âgée de 98 ans, la résistante Madeleine Riffaud a dû se rendre à l’hôpital Lariboisière à Paris pour un examen d’urgence. Elle y a passé vingt-quatre heures, avant d’être transférée dans une clinique privée. Elle a envoyé à La Croix, qui lui avait ouvert ses colonnes pour une conversation dans La Croix L’Hebdo l’an dernier, ce texte relatant son expérience de « l’état lamentable du secteur de la santé »
Début septembre, j’ai dû me rendre aux urgences pour un examen important dû à un Covid long, variant Omicron. Le Samu m’a emmenée à l’hôpital Lariboisière, à midi et demi, le dimanche 4 septembre pour examens.
Je me suis retrouvée couchée au milieu de malades qui hurlaient de douleur, de rage, d’abandon, que sais-je. Et les infirmières couraient là-dedans, débordées… Elles distribuaient des « j’arrive ! » et des « ça marche ! ». « J’arrive, j’arrive ! » Mais personne n’arrivait. Jamais.
Moi-même, j’ai mis douze heures pour obtenir la moitié d’un verre d’une eau douteuse. Tiède. Je suis restée vingt-quatre heures sur le même brancard, sans rien manger, dans un no man’s land. C’était Kafka.
La foire aux malades
Rendez-vous compte : je suis aveugle. Je sentais parfois qu’on emportait mon brancard, que je traversais une cour, peut-être ? Il faisait plus froid, c’est tout ce que je peux dire. Et puis on m’a laissée là, sans aucune affaire, sans moyen de communication avec mes proches (qu’on ne prévenait d’ailleurs pas de l’évolution de la situation). Étais-je dans un couloir ? Dans une salle commune ? Au bout d’un moment, j’ai vraiment cru que je devenais folle. Ah, si j’avais eu un appareil photo comme quand j’étais reporter de guerre… Si j’avais pu voir ce que j’entendais…
Dès l’arrivée à l’hôpital, mon ambulance est passée devant des gens d’une absolue pauvreté, qui se plaignaient à grands cris d’avoir été refoulés.
Drogue ?
Misère sociale ?
Ceux-là n’ont même pas été admis dans « le service-porte », la foire aux malades, l’antichambre de l’hôpital par où l’on accède aux urgences. Les infirmières, qui n’ont déjà pas assez de temps à consacrer aux malades admis entre les murs, les voient forcément quand elles vont prendre leur service. Nul doute que leur vocation est réduite en charpie depuis longtemps.
Clinique privée
D’où les « ça marche », les « j’arrive ». J’ai entendu ça toute la nuit.
Les infirmières et aides-soignants, je les connais bien, j’ai vécu parmi elles, je sais qu’elles auraient éperdument voulu arriver à s’occuper de chacun… Et surtout que l’hôpital marche. Le lendemain après-midi, l’hôpital n’ayant pas de lit disponible pour moi, on m’a transférée dans une clinique privée, sans jamais avoir prévenu mes proches. J’étais la troisième âme errante que cette clinique réceptionnait ce jour-là.
J’avais déjà fait une enquête de l’intérieur en 1974, en m’engageant incognito comme aide-soignante dans un service de chirurgie cardiovasculaire d’un hôpital parisien. J’avais aussi travaillé au Samu dans le service du professeur Huguenard, à l’hôpital Mondor.
De cette immersion, j’ai publié le livre Les Linges de la nuit qui s’est vendu à près d’un million d’exemplaires en 1974 (réédité chez Michel Lafon en 2021).
Personnel épuisé
Hôpital d’il y a cinquante ans ou hôpital ultramoderne, les problèmes sont toujours les mêmes : manque de personnel qualifié, manque de crédit, l’écart se creuse entre la technique de la médecine de pointe et les moyens mis à sa disposition.
Après la sortie du livre, j’avais rencontré le directeur de l’Assistance publique dans un face-à-face télévisé. Nous étions tombés d’accord sur tous les points ! Tout le monde est d’accord, sauf les gouvernements qui se suivent et qui, au mieux, ne bougent pas.
Nous avions été nombreux, au cours des années, à témoigner sur l’état lamentable de la santé. Durant tout ce temps, aucun dirigeant n’a voulu entendre. Si la pandémie de 2020 a changé quelque chose, c’est en mal : le personnel est épuisé. L’État les a tous abandonnés, soignants comme malades.
Ma mésaventure, c’est une histoire quotidienne dans l’hôpital en France. Mon sort est celui de millions de Parisiens et de Français.
Une voix
Ceux qui me connaissent savent que je n’ai jamais demandé de passe-droit de toute ma vie. Mon âge n’y change rien. Mais j’ai remarqué qu’il était presque une circonstance aggravante, et ce pour deux raisons :
1. On pensait que j’étais trop vieille pour que ça vaille la peine de me soigner (réflexe pris lors de l’épidémie de Covid ?).
2. Dès que je parlais, on se disait que j’étais gâteuse et on pensait d’emblée que je racontais n’importe quoi… alors pas la peine de m’écouter.
Pourtant, j’ai une voix. Une voix qui ne s’en est jamais prise au personnel. Ça ne changera pas. Évidemment, j’ai mal, mais je vais continuer à me bagarrer, comme d’habitude.
Moi, j’ai de la chance, j’ai des amis, et des confrères journalistes. Mais tous ces pauvres gens qui ont personne, que peuvent-ils faire ?
Quand on entre dans le circuit infernal, quand on est aspirés dans le néant des urgences, on ne peut pas en sortir indemne. Parfois même, on n’en sort pas vivant… L’infirmier libéral qui vient à mon domicile m’a dit que c’était arrivé à un de ses patients, il y a trois semaines.
Si je peux être leur voix – comme Aubrac m’avait demandé d’être l’une de celle de la Résistance – alors je le serai. J’ai encore un peu de force, c’est pour la donner !
Madeleine Riffaud
Résistante, auteure
Source : la-croix.com
Le livre de Madeleine Riffaud
Présentation de l'éditeur:
Il suffit de lire ces lignes pour réaliser à quel point l'ouvrage de Madeleine Riffaud, best-seller qui a marqué son époque en dénonçant les carences du système hospitalier français, reste scandaleusement d'actualité. Ni pamphlet ni roman, bien plus qu'un reportage, Les linges de la nuit est le témoignage d'une journaliste qui, pour parler au mieux de son sujet, passe de l'autre côté du miroir. En se faisant engager incognito comme agent hospitalier, Madeleine, devenue Marthe, découvre et révèle le pire : besognes répugnantes, salaires dérisoires, manque de moyens et de personnel, souffrances physiques et morales... Mais elle parle aussi des liens de tendresse qui se nouent entre soignants et soignés, du dévouement quotidien et des gestes de délicatesse qu'il suppose, de la patience, du courage de certains qui, face à la mort, se révèlent. Avec subtilité, humour et poésie, cette grande dame de la Résistance qui n'a jamais cessé de se battre pour les autres nous livre " un témoignage qui pourrait être un voyage au bout de la nuit et du sordide et qui, grâce aux qualités de cœur de l'auteur [...] est un beau livre d'hommage à l'espoir " (Les Echos).
Biographie de l'auteur
Résistante durant la Seconde Guerre mondiale, amie de Vercors et d'Eluard, Madeleine Riffaud couvre comme correspondante de guerre, de 1945 à 1973, tous les grands conflits, de l'Algérie au Vietnam. Elle réalise également des documentaires et publie, en 1974, Les linges de la nuit, devenu best-seller. Madeleine Riffaud se consacre depuis à l'écriture et multiplie les interventions dans les collèges, lycées, colloques, à la radio et à la télévision (succès médiatique du téléfilm de J. Amat, Avoir 20 ans dans Paris insurgé, diffusé sur France 2 en Août 2004).
https://www.babelio.com/livres/Riffaud-Les-linges-de-la-nuit/231727
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